Egalité de traitement : la communication des bulletins de salaire de collègues masculins est possible !

Publié le 29/03/2023

Accéder à la preuve peut s’avérer difficile pour les salariés, notamment lorsqu’il est question d’établir une discrimination ou une inégalité de traitement vis-à-vis de collègues. D’autant que bien souvent, les seuls éléments pouvant démontrer de tels agissements sont aussi susceptibles de porter atteinte à la vie privée...

Alors comment, dans ces situations particulières, le juge doit-il articuler droit à la preuve et respect de la vie personnelle ? Jusqu’où peut-il aller ? C’est à ces importantes questions que la Cour de cassation vient de répondre. Cass.soc.08.03.23, n° 21-12492.

Les faits

Travaillant depuis 2009 pour une compagnie d’investissements financiers, une salariée y a enchaîné plusieurs postes, dont celui de responsable projets transverses dérivés (dit COO) au sein d’une filiale du groupe de 2013 à 2017, puis, celui de directrice stratégie et projets groupe au sein de la société elle-même à compter de janvier 2017. Et ce, jusqu'à son licenciement en 2019.

Considérant être victime d'une inégalité salariale qu’elle a subie par rapport à certains de ses collègues masculins ayant occupé ce même poste de COO, elle envisage de saisir le juge. Mais reste alors à faire la démonstration de cette inégalité. Pour cela, encore faut-il qu’elle dispose de suffisamment d’éléments de preuve !

La salariée saisit donc le conseil de prud’hommes en référé et demande la communication d’éléments de comparaison détenus par ses deux employeurs successifs, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile.

 

Que prévoit l’article 145 du CPC ?
Cet article permet à toute personne de demander au juge, sur requête ou en référé, et avant tout procès, d’ordonner les mesures d’instruction nécessaires en vue de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige.
Attention : pour être acceptée, cette demande doit reposer sur un motif légitime !  

Considérant que la salariée justifie bien d’un motif légitime, le juge des référés fait droit à sa demande et ordonne aux employeurs de communiquer, sous astreinte, les bulletins de paie de 8 salariés pour la période 2013-2017, puis 2017-2019, avec occultation des données personnelles, mais faisant apparaître les nom, prénoms, classification conventionnelle, rémunération mensuelle détaillée et rémunération brute totale cumulée par année civile.

Pour les employeurs : une atteinte au respect à la vie personnelle non indispensable

Les employeurs contestent cette décision, avançant pour cela deux raisons.

  • La première est liée à la protection des données personnelles. Se référant au règlement européen RGPD(1), ils estiment que ces données ayant été collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, elles ne peuvent ensuite être traitées que de manière compatible avec ces mêmes finalités, de manière licite, loyale et transparente vis-à-vis de la personne concernée. Le juge aurait donc dû vérifier si ordonner la communication des bulletins de paie était conforme aux exigences du RGDP.

Or, selon eux ce n’est pas le cas ici, car cette communication revient à divulguer à un tiers un certain nombre d’informations et ce, dans un but très différent de la finalité légale ! Divulgation que les salariés concernés ne pouvaient donc pas imaginer au moment où leurs données personnelles avaient été collectées. D’autant que le juge n’entoure pas cette communication de véritables garanties de sécurité en termes de confidentialité ou de limitation de durée de conservation.

  • La seconde est liée à la production d’éléments de preuve portant atteinte à la vie privée, possible à la seule condition d’être indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Là ecore, le juge aurait dû vérifier si ces conditions étaient remplies...

Or ce n’est pas le cas ici, puisque la salariée était déjà en mesure de présenter des éléments de fait susceptibles de laisser présumer l’existence d’une discrimination (les rapports égalité hommes/femmes démontrant des écarts de rémunération, de même qu'un index d’égalité hommes/femmes pour 2018 qui laissait une marge de progression).

=> Bref, pour les employeurs, la production des bulletins n’était ni indispensable à l’exercice du droit à la preuve de la salariée, ni proportionnée au droit au respect de la vie privée (2).

Pour la Cour de cassation : des bulletins de paie indispensables à démontrer l’inégalité de traitement

La Cour de cassation va pourtant approuver les juges du fond. Elle commence par rappeler les principes suivants.  

-Le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu. Il doit être « considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité»(3).

-Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

Quelle doit alors être la démarche du juge face à une demande de communication de pièces en référé ?

La Cour de cassation explique ensuite la manière dont le juge doit articuler l’ensemble de ces principes lorsque le demandeur fait une demande de communication de pièces sur la base de l’article 145 du CPC.

Il doit d’abord rechercher :

- si cette communication est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de l’inégalité de traitement alléguée et proportionnée au but poursuivi ;

- s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ;

Puis, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, il doit vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi - au besoin en limitant ces mesures aux éléments indispensables à l’exercice du droit à la preuve.

Une démarche respectée en l’espèce par les juges du fond

Pour la Cour de cassation, la cour d’appel a :

- justement relevé que, pour présenter des éléments laissant présumer l’existence de l’inégalité salariale alléguée entre elle et certains de ses collègues masculins, la salariée était bien fondée à obtenir la communication des bulletins de salaires de 8 autres salariés occupant des postes de niveau comparable au sien. Sans ces éléments, la salariée n’aurait pu connaître la rémunération exacte de ses collègues masculins ;

- fait ressortir que cette communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail ;

- limité la communication de pièces à certaines informations seulement, en occultant les données personnelles qui n’étaient pas nécessaires.

Quelle est la portée de cette décision ?

Cette décision n’est pas vraiment surprenante, dans le sens où elle s’inscrit dans la lignée d’un arrêt rendu en 2012 en matière de discrimination (4). Pour autant, et parce qu’elle vise cette fois l’inégalité de traitement, elle est très positive !

On sait qu’il existe une inégalité des armes dans l’accès à la preuve et que c'est bien souvent l’employeur qui détient les éléments indispensables à prouver des agissements... On sait aussi que le salarié ne peut pas décider seul de se procurer des éléments auxquels seul l'employeur a en principe accès sans s’exposer à un risque de licenciement, par exemple en s’emparant sans autorisation de documents nécessaires à établir la discrimination dont il est victime...

Face à ce déséquilibre, le rôle du juge est donc crucial !

 

Celui-ci doit permettre l’accès aux éléments de preuve détenus par l’employeur en adoptant un « rôle actif », que ce soit « par le biais de mesures d’instruction qu’il peut ordonner spontanément ou par son rôle avant tout procès », dixit la Défenseure des droits (5). Et il se trouve notamment que l’article 145 du Code de procédure civile est « un moyen efficace pour obtenir la communication des pièces détenues par la partie adverse et nécessaires à la comparaison en matière de discrimination ».

Cette décision est d’autant plus précieuse et utile que la question de l’égalité de rémunération hommes/femmes est malheureusement encore loin d’être réglée !

 

(1) Règlement Général de la Protection des données (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016.

(2) L’employeur s’appuie ici sur l’article 9 du Code civil, l’arti.8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

(3) Règlement RGPD, point 4 de l’introduction. Par ailleurs, le RGPD respecte aussi tous les droits fondamentaux reconnus par la Charte et consacrés par les traités, en particulier le droit à un recours effectif et d’accéder à un tribunal impartial

(4) Cass.soc.19.12.12, n°10-20526 : dans cet arrêt la Cour de cassation a admis que la procédure de l’article 145 était applicable y compris en matière de discrimination où il existe un aménagement de la preuve.

(5) Décision-cadre du Défenseur des droits n°2022-139 relative aux conditions d’accès à la preuve de discrimination. Voir aussi l’article : « DISCRIMINATIONS : LE RÔLE CRUCIAL DES JUGES DANS L’ACCÈS À LA PREUVE ».

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