Discriminations : le rôle crucial des juges dans l’accès à la preuve

Publié le 28/09/2022

Le 31 août 2022, la Défenseure des droits a adopté une décision-cadre relative aux conditions d’accès à la preuve de discriminations. Ce document s’adresse principalement aux juges civils et prend la forme d’un guide destiné à rappeler leur rôle en la matière et à l'expliciter.

À l’origine de cette décision, un constat : celui de « blocages » devant les juridictions mettant à mal « l’accès au droit des personnes victimes ». Afin d’assurer l’effectivité de leurs droits, la Défenseure a souhaité mettre ces règles de preuve au clair. Décision-cadre du Défenseur des droits n°2022-139.

Un guide pratique sur la preuve des discriminations à destination du juge

Pour établir qu’il est victime de discrimination, le salarié bénéficie d’un aménagement de la charge de la preuve en trois étapes.
- Le salarié doit d’abord présenter des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination.
- Au vu de ces éléments, l’employeur doit alors prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
- Le juge doit ensuite former sa conviction après avoir ordonné toute mesure d’instruction qu’il estime utile (1).

La Défenseure des droits commence par rappeler les règles en matière de discrimination directe et indirecte ainsi que son régime probatoire. Elle explicite ainsi les règles sur l’aménagement de la charge de la preuve et en fait une appréciation, donnant ainsi des clés de lecture au juge : « Cette règle permet au demandeur de constituer un faisceau d’indices convergents laissant supposer l’existence d’une discrimination, sans exiger qu’il ne rapporte une preuve directe d’une faute à l’origine de la discrimination alléguée. Il doit seulement faire naître un doute raisonnable dans l’esprit du juge quant à l’existence de celle-ci et le convaincre que l’une des possibles explications au traitement subi est une pratique ou une décision discriminatoire, à charge ensuite pour le défendeur de renverser cette présomption. Cet aménagement de la charge de la preuve est donc à concevoir comme un partage de la preuve ».

Elle guide les juges dans la manière d’appréhender les discriminations, en décrivant des pratiques au travers desquelles peuvent se manifester une discrimination :

- modification du poste de travail,

- suppression d’avantages en nature,

- non-attribution de primes,

- moindre évolution salariale et professionnelle…

Elle donne également des éléments reconnus par la jurisprudence interne et européenne comme des indices susceptibles de faire basculer la charge de la preuve. Par exemple, la concomitance entre l’annonce d’une grossesse, ou d’une reconnaissance de travailleur handicapé, d’arrêts de travail, d’un engagement syndical et des mesures défavorables prises à l’encontre de la personne concernée peut constituer un tel indice...

Enfin, elle rappelle que « la comparaison n’est pas obligatoire pour mettre en lumière une discrimination » et identifie les cas où elle est pertinente. C’est le cas notamment pour caractériser une discrimination syndicale, en raison de la grossesse, ou encore en raison de l’état de santé pour laquelle la méthode dite des panels de comparaison sera « essentielle pour objectiver et calculer la différence de traitement subie dans le déroulement de carrière ».

Le « rôle actif» du juge dans l’accès à la preuve

La Défenseure des droits note qu’il existe une « inégalité des armes » dans l’accès à la preuve entre l’employeur, seul susceptible de détenir des éléments de preuve, et le salarié, isolé et soumis à un lien de subordination.

Elle décrit les limites auxquelles le salarié fait face dans l’accès à la preuve. En effet, il ne peut produire devant le juge civil des documents appartenant à l'entreprise que lorsque cela est « strictement nécessaire à l'exercice des droits de la défense et qu’il en a eu connaissance à l'occasion de l'exercice de ses fonctions ».  Il ne peut donc pas s’emparer sans autorisation de documents nécessaires à l'établissement d'une discrimination sans risquer un licenciement !

Face à ce « déséquilibre » entre les moyens de l’employeur et du salarié, le juge doit permettre l’accès aux éléments de preuve détenus par l’employeur en adoptant un « rôle actif », que ce soit « par le biais de mesures d’instruction qu’il peut ordonner spontanément ou par son rôle avant tout procès », estime la Défenseure des droits.

C’est pourquoi elle rappelle l’article 145 du Code de procédure civile « qui se révèle être un moyen efficace pour obtenir la communication des pièces détenues par la partie adverse et nécessaires à la comparaison en matière de discrimination ».

L’article 145 du Code de procédure civile permet de se faire ordonner par le juge avant tout procès, sur requête ou en référé, des mesures d’instruction destinées à rechercher des preuves de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige (2).

Sur ce point, la Défenseure regrette des « blocages » lorsque ce moyen probatoire est mobilisé, alors même que de longue date, la Cour de cassation permet au salarié se disant victime de discrimination de recourir à cette procédure pour obtenir des éléments de preuve (3). Le juge, note-elle, remplit pourtant un « rôle crucial » dans l’accès à la preuve, et ce dès le stade de la conciliation :

  • en premier lieu, « il doit restreindre lui-même des demandes trop générales à des éléments nécessaires à la bonne administration de la preuve »;
  • en second lieu, il doit « vérifier […] si et dans quelle mesure l’atteinte au droit au respect de la vie priée que représenterait la communication de certains documents […] est nécessaire et proportionnée face au motif légitime que représente le droit de faire reconnaitre la discrimination subie ».

L’accès à la preuve et ses effets sur la prescription et la réparation

Pour finir, la Défenseure des droits aborde les conséquences de l’accès à la preuve sur la « réparation intégrale » du préjudice subi et sur les règles de prescription en matière de discrimination.  

Les actions en réparation du préjudice résultant d'une discrimination sont soumises à la prescription quinquennale depuis la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008.
Le point de départ de ce délai court à compter de la « révélation » de la discrimination (4).

Sur cette question, la Défenseure des droits éclaire le juge sur la notion de révélation de la discrimination avant laquelle le délai de prescription de l’action ne peut pas courir. Aussi note-elle que cette révélation suppose « la détention d’informations de qualité » permettant au salarié « d’apprécier la réalité et l’étendue de la discrimination ».

« Le salarié qui s’est vu dénier un accès à la preuve n’a pas été en position d’évaluer la mesure de la discrimination dont il tente de faire reconnaître l’existence ».

Elle rappelle également aux juges la possibilité de suspendre la prescription, en application de l’article 2239 du Code civil, lorsque des mesures d’instruction avant tout procès sont ordonnées.

Sur la question de la réparation, elle rappelle le principe de « réparation intégrale du préjudice », résultant de la discrimination pendant toute sa durée. A ce titre, elle précise qu’il s’agit de « replacer la personne dans la situation dans laquelle elle se trouverait si le comportement dommageable n’avait pas eu lieu ». Et aussi que ce droit à réparation implique « un accès à la preuve étendu ».  

Le Code du travail écarte l’application du barème prud’homal en présence des licenciements illicites les plus graves (violation d’une liberté fondamentale, discriminations, harcèlement moral ou harcèlement sexuel…), qui sont sanctionnés non pas par l’absence de cause réelle et sérieuse, mais par la nullité (5) !

Finalement, cette décision-cadre s’avère être un outil intéressant à destination des juges pour mettre pleinement en œuvre l’arsenal juridique en matière de discrimination. C’est une condition de l’effectivité du droit au recours des personnes victimes de discrimination et de leur droit à réparation !

 


(1) Art. L.1134-1 C.trav.

(2) Art. 145 CPC.

(3) Cass.soc. 19.12.12, n°10-20.526 ; Cass.soc. 22.09.21, n°19-26.144.

(4) Art. L.1134-5 C.trav.

(5) Art. L.1235-3-1 C.trav.

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