Inaptitude : le périmètre du reclassement étendu aux postes « télétravaillables »

Publié le 12/04/2023

Même si le télétravail ne fait pas partie des modes d’organisation du travail instaurés au sein d’une entreprise, l’employeur est tenu de proposer au salarié inapte un poste disponible en télétravail pour satisfaire aux préconisations du médecin du travail. Cette solution inédite et favorisant le maintien en emploi résulte d’un arrêt récent de la Cour de cassation. (Cass.soc.29.03.23, n°21-15.472).

Les faits et la procédure

Une salariée a été licenciée pour inaptitude d’origine professionnelle à la suite d’une impossibilité de reclassement. Elle exerçait les fonctions d’assistante coordonnatrice d’équipe pluridisciplinaire dans un service de santé au travail avant que le médecin du travail ne la déclare inapte à son poste en 2016, tout en précisant qu'elle ''pourrait occuper un poste administratif sans déplacement et à temps partiel (2 j /semaine) en télétravail avec aménagement du poste approprié''.

Elle saisit la justice pour faire reconnaître l’illicéité de son licenciement en raison du manquement de l’employeur à son obligation de loyauté dans la recherche d’un reclassement. Elle obtient gain de cause devant la cour d’appel, qui considère que l’aménagement d’un poste disponible en télétravail fait partie intégrante de l’obligation de reclassement. L’employeur se pourvoit en cassation.

Quelques précisions utiles avant d’aller plus loin…

L’obligation de reclassement peut surprendre les non-spécialistes en raison du terme même d’inaptitude qui renvoie, dans le langage courant, à l’incapacité de travailler.

Cette obligation participe tout d’abord à rendre effective l’interdiction générale des licenciements discriminatoires fondés sur l’état de santé (1). Mais plus encore, elle s’explique par la nature même de l’avis d’inaptitude, qui se limite au constat par le médecin du travail que l’état de santé du travailleur « justifie un changement de poste » (2), ou encore qu’il ne lui permette pas de « reprendre l’emploi qu’il occupait précédemment »(3). La sentence de l’inaptitude concerne donc par principe le poste de travail occupé par le salarié et ne vise pas, sauf exception, tous les emplois(4).

L’employeur doit satisfaire de manière sérieuse et loyale à son obligation de reclassement(5). Il doit proposer au salarié un emploi « aussi comparable que possible à l’emploi précédemment occupé »(6) en l’adaptant au regard « des conclusions écrites du médecin du travail et des indications qu'il formule sur les capacités du salarié à exercer l'une des tâches existantes dans l'entreprise »(7).

Autrement dit, si l’employeur a l’obligation d’aménager un poste disponible, il n’a pas l’obligation d’en créer un. La frontière entre aménagement de poste et création de poste nous semble précisément être de manière indirecte au cœur de cet arrêt.

Un périmètre de reclassement largement étendu

Au soutien de son pourvoi, l’employeur avance deux arguments principaux.

  • L’obligation de reclassement ne concerne que les postes disponibles existant dans l’entreprise. Il ne peut donc être tenu de reclasser un salarié sur un poste en télétravail que si le télétravail a déjà été mis en place dans l’entreprise. Ce qui n’était pas le cas ici !
  • Il ne peut lui être reproché un manquement à son obligation de reclassement, dans la mesure où le poste de coordinatrice en télétravail ne pouvait être proposé à la salariée déclarée inapte sur ce même poste de coordinatrice…

Reclassement et télétravail : quelles obligations ?

Sur le premier moyen de l’employeur, il est important de préciser que la Cour de cassation a déjà pu condamner un employeur pour non-respect de l’obligation de reclassement, faute d’avoir proposé un aménagement de poste en télétravail(8). Mais dans cette affaire, le télétravail avait déjà été mis en place dans l’entreprise. L’originalité de notre pourvoi est qu’il concerne une entreprise qui n’a pas mis en place le télétravail, ni sur le plan collectif (accord collectif ou charte), ni individuellement.

L’argument est balayé par la Cour de cassation, qui considère que « l'aménagement d'un poste en télétravail peut résulter d'un avenant au contrat de travail » (point 11). En d’autres termes, l’employeur était donc bien en capacité juridique de suivre les préconisations du médecin du travail relevant  du « simple » aménagement de poste(9). 

Le raisonnement est limpide : on imagine d’ailleurs mal un employeur refuser un aménagement de poste à temps partiel au motif que le temps partiel n’aurait pas été mis en place dans l’entreprise…

De plus, soumettre la possibilité d’un reclassement sur un poste en télétravail à une antériorité du télétravail dans l’entreprise aurait pu poser des questions délicates d’égalité de traitement en fonction des salariés éligibles, ou même de la fréquence du télétravail.

L’arrêt concerne des faits antérieurs à la réforme du télétravail opérée par les ordonnances Macron, à l’époque où un avenant au contrat de travail était nécessaire pour une mise en œuvre de gré à gré.
Cette jurisprudence peut néanmoins tout à fait se maintenir, étant précisé que depuis la réforme, un avenant au contrat de travail n’est même plus nécessaire, la formalisation du télétravail pouvant intervenir par tout moyen (10).  

 

Simple aménagement de poste ou nouveau poste ?

Sur le second moyen, l’argumentation de l’employeur avait plus de chance de prospérer...

La déclaration d’inaptitude ne peut intervenir que si aucune mesure d’adaptation ou de transformation du poste de travail occupé n’est possible et si l’état de santé justifie un changement de poste(11).

On peut donc relever une certaine contradiction ou, a minima, un paradoxe dans l’argumentation de la cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation... Pour dire le licenciement illicite et condamner l’employeur à des dommages et intérêts, il est reproché à ce dernier de ne pas avoir proposé le poste occupé précédemment par la salariée – et nécessairement disponible et vacant- en l’aménageant en télétravail. Or une inaptitude concerne par définition l’emploi précédemment occupé, et l’employeur de s’engouffrer dans cette brèche, pour rappeler que le médecin du travail aurait dû déclarer la salariée inapte avec réserve(12) s’il avait souhaité qu’elle conserve son emploi précédent…

Pour sortir de ce paradoxe apparent, une première analyse consiste à distinguer la portée de l’avis d’inaptitude prononcée par le médecin du travail du contrôle opéré par les juges sur le respect ou non de l’obligation de reclassement. L’avis d’inaptitude vise sans aucun doute possible le poste administratif de coordonnatrice de l’équipe pluridisciplinaire et il serait simplement reproché à l’employeur de ne pas avoir envisagé de manière loyale un reclassement sur un poste administratif différent, y compris en télétravail. Mais cette analyse semble mise à mal par l’argumentation des juges du fond, reprise par la Cour de cassation, qui vise expressément le poste de coordinateur, emploi compatible pour un reclassement car les missions « ne supposaient pas l'accès aux dossiers médicaux et, d'autre part, étaient susceptibles d'être pour l'essentiel réalisées à domicile en télétravail et à temps partiel comme préconisé par le médecin du travail » (point 10).

Ainsi, une seconde analyse serait de considérer que les préconisations du médecin du travail portant à la fois sur le temps partiel et sur un télétravail total viennent en réalité changer le poste occupé par la salariée.  L’employeur avait donc le devoir de proposer ce reclassement pour ne pas être condamné pour non-respect de son obligation de reclassement. Cette explication plus réaliste, et qui offre accessoirement un fondement juridique, appelle néanmoins une dernière remarque : le télétravail serait un simple aménagement de poste lorsqu’il s’agit de transformer un poste existant, mais impliquerait un changement de poste lorsqu’il se couple à un aménagement à temps partiel.

Et après ?

On ne peut que saluer cet arrêt, qui ouvre largement les possibilités de reclassement. Rappelons que plus de 90 % des avis d’inaptitude aboutissent à un licenciement. Toutefois, il sera intéressant de suivre les prochaines jurisprudences sur le sujet pour savoir si, en dehors de tout avis d’inaptitude, un médecin du travail peut valablement proposer un aménagement de poste portant à la fois sur du télétravail et du temps partiel, ou si cela est nécessairement considéré comme un changement de poste !

 

[1] Art. L.1132-1 C.trav.

[2] Art. L.4624-4 C.trav.

[3] Art. L.1226-2 et Art. L.1226-10 C.trav.

[4] L’exception de « l’inaptitude à tout poste » n’était pas mobilisée dans cette affaire - cf. Art.L.1226-2-1 et L.1226-12 C.trav.

[5] Cass.soc.13.03.01, n°98-43403.

[6] Dernier alinéa de l’article L.1226-2 et troisième alinéa de l’article L.1226-10 C.trav.

[7] Art. L.1226-2 et L.1226-10 alinéa 2 C.trav.

[8] Cass.soc.15.01.14, n°11-28898.

[9] Art. L.4624-4 C.trav.

[10] Art. L.1222-9 C.trav.

[11] Article L.4624-4 C.trav.

[12] Ou bien, depuis la réforme de l’inaptitude en 2017, se contenter de faire une proposition de mesures individuelles d’aménagement, d’adaptation ou de transformation du poste de travail ou de mesures d’aménagement du temps de travail.  

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