
pourvoi_n°23-19.154_19_03_202
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Nouvelle pierre à l’édifice dans la construction de la jurisprudence touchant à la recevabilité des modes de preuve ne respectant pas intégralement les droits des justiciables : après les éléments de preuve obtenus de manière déloyale, place aux témoignages « anonymisés » susceptibles d’être opposés à l’une ou l’autre des parties au procès prud’homal. Un arrêt rendu récemment vient préciser que de tels témoignages peuvent parfois être versés aux débats, y compris lorsqu’ils sont les seuls éléments de preuve produits. Dans le cas d’espèce propre à l’affaire ici commentée, c’est à l’employeur qu’une telle inclinaison jurisprudentielle profite... Mais il s’agit là d’une pure question de circonstance. Dans nombre de contentieux, tels que ceux relatifs aux harcèlements et aux discriminations, ce sont les intérêts des salariés qu’elle pourrait en tout premier lieu servir. Cassation sociale 19.03.25, n° 23-19.154
PEUR sur l’entreprise. En 2017, un salarié, rectificateur de profession, qui exerçait depuis 4 ans pour le compte de la société Savoir rectification, est licencié pour faute grave ; la lettre de licenciement qui lui est adressée faisant état d’ « un comportement agressif à l’égard de certains salariés » se matérialisant par « des remarques désobligeantes, des intimidations et des propos violents ».
Clairement, le salarié se voit reproché de faire régner dans l’entreprise un véritable climat de peur. Ni plus, ni moins ! Tant et si bien que les collègues du salarié licencié, visiblement terrorisés, n’oseront jamais témoigner à visage découvert de ce qu’ils ont eu à subir de sa part. Un état de fait qui ne manquera pas de donner une tonalité toute particulière aux débats judiciaires à suivre…
Car une fois congédié, le salarié saisira le conseil de prud’hommes afin d’y requérir la condamnation de son ex-employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, en fondant son argumentation plus sur les considérations probatoires que sur le fond du dossier.
Voici comment nous pourrions en quelques lignes la synthétiser : le licenciement ayant été prononcé pour faute grave, c’était à l’employeur -et uniquement à lui- qu’il appartenait d’en prouver l’existence. Or, ici, l’employeur n’avait été en mesure de verser au dossier que 2 constats d’huissier faisant état du « témoignage anonymisé » de 5 collègues du salarié licencié ; éléments de preuve qui devaient être considérés comme « dépourvus de toute valeur probante » au motif qu’il ne s’agissait là que de simples « recueils de témoignages anonymes de salariés de l’entreprise ».
Et cette argumentation, elle fera mouche tant auprès du conseil de prud’hommes que de la cour d’appel, chacun de ces 2 degrés de juridiction ayant successivement jugé irrecevables les éléments de preuve produits et, conséquemment, sans cause réelle et sérieuse le licenciement in fine prononcé.
Mais l’employeur ne s’est pas découragé pour autant ! Après avoir fait appel du premier jugement, mécontent des décisions rendues par les juges du fond, il a pris la décision de se fendre d’un pourvoi devant la Cour de cassation. Et il en a été bien inspiré car, une fois entrés dans la danse, les juges du quai de l’horloge ne vont pas manquer de remettre les pendules à l’heure, en cassant l’arrêt d’appel au visa, notamment, d’un article central de la Convention européenne de sauvegarde des droits de d’Homme et des libertés fondamentales (CESDHLF).
A l’appui de son décisif pourvoi, l’employeur faisait valoir qu’en produisant des témoignages « anonymisés » -et contrairement à ce qu’avaient pu considérer les juges du fond-, il n’avait nullement foulé du pied le sacro-saint principe du contradictoire.
D’abord parce que les 2 constats d’huissier -qui, soit dit en passant donnaient aux témoignages dont ils étaient porteurs une crédibilité certaine- avaient bien été transmis au salarié licencié et que celui-ci avait donc été mis en position de pouvoir contredire la matérialité des faits évoqués.
Mais aussi parce que l’employeur n’avait pas recouru à l’ « anonymisation » des témoignages comme ça, sans raison, sur simple un coup de tête. Non ! S’il avait entendu dissimuler l’identité des témoins, c’était en tout premier lieu parce qu’il avait entendu les protéger de tout risque de représailles.
Ce dernier aspect des choses mérite que l’on s’y attarde quelque peu car, pour l’employeur, cette action en protection était d’abord la déclinaison d’une obligation légale : celle visant à garantir à tout travailleur évoluant dans l’entreprise sa santé et sa sécurité. Car, en l’espèce, les salariés dont les témoignages avaient été « anonymisés » avaient eux-mêmes exprimé « leur peur d’être reconnus ». Aussi, ne pas dissimuler leur identité aurait immanquablement conduit l’employeur à négliger un risque identifié et à mettre mal son obligation de prévention en matière de santé / sécurité.
Et ces arguments, la Cour de cassation a fini par les entendre.
Tant et si bien qu’au visa du 1e paragraphe de l’article 6 de la CSDHLF et des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail, elle a pris l’initiative de casser l’arrêt d’appel soumis à son contrôle.
En écartant des débats les témoignages « anonymisés », les juge du fond ont donc violé le 1e paragraphe de l’article 6 de la CSDHLF et des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail. Voilà ce que la Cour de cassation a pu décider le 19 mars dernier.
Essayons maintenant de comprendre pourquoi.
- S’agissant du 1e paragraphe de l’article 6 de la CSDHLF : en substance, ce texte précise que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial (…) qui décidera des contestations sur ses droits et obligations à caractère civil (…) ». Mais en se référant expressément à la jurisprudence européenne, la Cour de cassation a entendu rappeler que ce texte, aussi important soit-il, devait selon les circonstances être appliqué avec une certaine souplesse : en effet, si la Cour européenne des droits de d’Homme (CEDH) considère qu’en soi, la notion de « procès équitable » implique le respect du principe du « contradictoire » et de celui de l’ « égalité des armes » entre les parties, elle estime aussi que « le droit à divulgation des preuves pertinentes n’est pas » pour autant « un absolu », notamment, lorsqu’il y a lieu de « protéger des témoins risquant des représailles ». A la condition toutefois qu’une telle limitation du droit des justiciables se trouve elle-même compensées par d’autres garanties procédurales [1].
Et c’est précisément en se référant à cette position de la CEDH que la Cour de cassation opère un subtil distinguo entre « témoignages anonymes » d’un côté et « témoignages anonymisés » de l’autre.
Ce, en considérant que, conformément à sa jurisprudence antérieure, le juge ne peut -en principe- fonder sa décision « uniquement ou de manière déterminante » sur des témoignages anonymes [2]. Mais qu’il peut, par-contre, être conduit à juger recevables les « témoignages anonymisés », non seulement lorsqu’ils viennent corroborer d’autres éléments de preuve, mais aussi lorsqu’ils viennent à être produits seuls, à partir du moment où cela ne conduit pas à porter atteinte « au caractère équitable de la procédure dans son ensemble ». Etant ici, par ailleurs, rappelé que si « le droit à la preuve peut justifier » une telle production, c’est « à la condition qu’elle soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but recherché », à l’instar que ce qu’il y a désormais lieu de considérer s’agissant, notamment, de l’appréciation de la recevabilité -ou non- de l’enregistrement clandestin d’une conversation [3].
A noter que la Cour de cassation parle bien ici de la recevabilité des témoignages et non de leur portée sur le fond qu’il appartiendra, par la suite, au juge d’apprécier.
Un « témoignage anonyme », c’est un témoignage dont l’identité de l’auteur demeure inconnue de tous.
Un « témoignage anonymisé », c’est un témoignage dont l’identité de l’auteur est connue de l’employeur ou du salarié qui le produit mais qui est rendu anonyme a posteriori afin de le protéger.
- S’agissant des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail : en substance, ces textes imposent à l’employeur de prendre toute mesure nécessaire pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, ce par le biais, notamment, de mesures adaptées de prévention. Or, ici, la Cour de cassation rappelle que la lettre de licenciement reprochait au salarié de faire régner, au sein de l’entreprise, un climat de peur. Ce qu’un certain nombre d’éléments factuels venaient d’ailleurs corroborer : la prise de certaines mesures en amont du licenciement afin de gérer le risque pesant sur les collègues du salarié licencié et l’ « anonymisation » qui avait été exigée par les témoins eux-mêmes…
Ce qui laissait à penser que ne pas recourir à l’ « anonymisation », aurait conduit l’employeur, soit à renoncer à prouver l’existence de la faute grave, soit à exposer les témoins à des risques avérés de représailles et donc à mettre à mal son obligation de santé / sécurité.
Ces éléments associés au contenu même des témoignages et à la connaissance qu’avait l’employeur et l’huissier de justice de l’identité des témoins ont conduit la Cour de cassation à considérer que les témoignages « anonymisés » devaient être versés aux débats car ils étaient indispensables à l’exercice du droit de la preuve par l’employeur et que l’atteinte qu’ils portaient au principe d’ « égalité des armes » était strictement proportionnée au but poursuivi.
Lorsque l’on jette un œil dans le rétroviseur, on s’aperçoit qu’un arrêt rendu par la Cour de cassation -et publié au Bulletin- s’était déjà penché sur la question de la recevabilité de témoignages « anonymisés » en décidant que le juge peut bel et bien les prendre en considération « lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence » [4].
Cette formulation « lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments » n’avait cependant pas manqué d’interroger. Fallait-il en comprendre que les témoignages « anonymisés » ne pouvaient être effectivement reçus par le juge que lorsqu’ils étaient accompagnés d’autres éléments probatoires ? Ou est-ce que cette notion d’ « autres éléments » à laquelle la Cour de cassation faisait expressément référence devait être plus largement interprétée et intégrer d’autres types d’éléments tels que des éléments de contexte, voir même la cohérence et la pertinence des témoignages « anonymisés » produits ?
A bien lire la décision rendue le 19 mars dernier, c’est d’abord ce doute interprétatif que la Cour de cassation vient lever. Car, en l’espèce, l’employeur n’avait versé au dossier que 5 témoignages « anonymisés » et rien d’autre… Aussi si c’était une interprétation étroite de la notion d’ « autres éléments » qu’il avait fallu retenir, les témoignages « anonymisés » produits par la partie employeur n’auraient pu qu’être rejetés. Or, ils ne l’ont pas été. C’est donc bien qu’en fonction des circonstances, un dossier seulement constitué de témoignages « anonymisés » peut être reconnu comme recevable par les juges prud’hommes.
Une mauvaise nouvelle pour le salarié dans le cas d’espèce propre à cette affaire. Mais une excellente nouvelle pour les salariés qui ont à subir des harcèlements et/ou des discriminations et qui peuvent facilement se trouver confrontés à la crainte que pourraient avoir leurs collègues de témoigner de ce qui leur arrive.
[1] CEDH, 19.09.17, Régner c/ République tchèque, n° 35189/11.
[2] Cass. soc. 03.09.03, n° 01-43.595 et, plus récemment et avec plus de précision, Cass. soc. 04.07.18, n° 17-18.241.
[3] Ass. Plén. 22.12.23, n° 20-20.648, publié au Bulletin et au Rapport annuel.
[4] Cass. soc. 19.04.23, n° 21-20.308.