Rupture du contrat de travail : la mise en demeure, condition de validité de la prise d'acte ?

Publié le 10/04/2019

La Cour de cassation, saisie par un conseil de prud'hommes, vient de rendre un avis sur le point de savoir si le droit commun des contrats qui prévoit une mise en demeure avant toute résolution unilatérale d’un contrat est applicable au cas de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié en raison d'un manquement grave de l'employeur, autrement appelée "prise d'acte" ( Avis n° 15003 du 3 avril 2019 – Chambre sociale).

  • Les faits et la procédure

Le Conseil des prud’hommes de Nantes a été saisi d’un litige opposant un employeur à un salarié qui, reprochant le non-paiement d’heures supplémentaires et la non prise en compte d’un temps de trajet, avait pris acte de la rupture de son contrat de travail à durée déterminée. Il a saisi le conseil de prud'hommes, sans avocat, pour faire constater que cette prise d’acte était consécutive à des manquements graves de l’employeur et qu’elle devait donc produire les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Cette modalité particulière de rupture du contrat à l’initiative du salarié est d’origine jurisprudentielle. Ce mode de rupture est inspiré du droit civil, et particulièrement du droit des contrats, qui permet une résolution unilatérale du contrat synallagmatique (1), c’est-à-dire contrat qui suppose des engagements réciproques, comme le contrat de travail (bienvenue dans l’univers civiliste…).
Elle a toutefois fait son entrée dans le Code du travail pour le meilleur - la saisine directe du bureau de jugement du CPH vu l’urgence pour le salarié (2) - et pour le pire, afin de lui appliquer le barème Macron lorsque les juges lui font produire les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse (3).

 

  • Précisions sur la prise d'acte

Le salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail doit en informer son employeur de préférence par lettre recommandée avec accusé de réception ou par lettre remise en main propre contre décharge. Les conséquences sont importantes, puisque le contrat est rompu immédiatement. Le salarié devra ensuite saisir le conseil de prud’hommes afin qu’il statue sur l’imputabilité de la rupture. Deux solutions s'offrent au juge, qui pourra considérer :

-          soit que les faits constituent pour l'employeur des manquements d’une telle gravité à ses obligations qu’ils empêchent la poursuite du contrat de travail et justifient que la prise d’acte produise les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, voire d’un licenciement nul, selon la gravité des faits (harcèlement par exemple) ;

-          soit que les faits ne constituent pas un manquement suffisamment grave, auquel cas la prise d’acte produira les effets d’une démission.

Cette modalité de rupture du contrat doit donc être utilisée avec d’infinies précautions puisque c’est au juge qu’il appartiendra, en dernier lieu, d’apprécier la réalité et l’importance des griefs invoqués par le salarié et de se prononcer sur l’imputabilité de la rupture.

 

Dans l'affaire ici commentée, l’avocat de l’employeur a plaidé, face à l’ancien salarié qui assurait seul sa défense, qu’il fallait saisir la Cour de cassation d’une demande d’avis sur l’application du nouvel article 1226 du Code civil. Cet article prévoit la faculté de résolution unilatérale du contrat uniquement après avoir mis en demeure la partie défaillante de remplir ses obligations (4).

Cette argumentation a semble-t-il convaincu les juges du fond de soumettre la question suivante à la Cour de cassation : « L’article 1226 du code civil (dans sa rédaction issue de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016), qui impose notamment, préalablement à toute résolution unilatérale du contrat et sauf urgence, de mettre en demeure le débiteur défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable, est-il applicable au salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail ? Dans l’affirmative , quelles sont les conséquences juridiques attachées à la prise d’acte prononcée sans que cette exigence ait été respectée ? »

  • Qu'est-ce que l'avis de la Cour de cassation ?

La saisine de la Cour de cassation pour avis est une procédure relativement ancienne, régie notamment par l’article 441-1 du Code de l’organisation judiciaire.

Il est possible de retrouver l’ensemble des avis de la CC depuis 1992 sur ce site :

https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/avis_15/

 

Cet article prévoit qu' « avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l'ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l'avis de la Cour de cassation. »  (plus de détails sur les conditions de saisine pour avis ici).

Cette disposition a été modifiée récemment pour permettre de saisir, sans ordre de priorité, soit la Cour de cassation soit la récente commission paritaire de branche (CPPNI) « sur l'interprétation d'une convention ou d'un accord collectif présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges. »

Une fois saisie, la Cour de cassation dispose d’un délai de 3 mois pour rendre son avis, délai pendant lequel la procédure est suspendue. Enfin, l’avis rendu ne lie pas la juridiction qui a formulé la demande, mais cela reste une orientation importante, le but de cette procédure étant d'harmoniser les décisions en présence d'une question nouvelle.

  • La solution de la Cour de cassation

La Cour de cassation résume dans sa note explicative accompagnant l’arrêt que "les dispositions des articles 1224, 1225 et 1226 du code civil relatives à la résolution du contrat ne sont pas applicables à la prise d’acte" puisque "les modes de rupture du contrat de travail, à l’initiative de l’employeur ou du salarié, sont régis par des règles particulières, et emportent des conséquences spécifiques, de sorte que les dispositions de l’article 1226 du code civil ne leur sont pas applicables".

Il est intéressant de noter que l’avis de la Cour de cassation ne cite pas le moindre article du Code du travail pour répondre que celui-ci prime sur le Code civil ! A sa décharge, il est vrai que le Code du travail ne mentionne jamais le terme précis de "prise d'acte"...

La question posée par le CPH de Nantes n'était pas exempte de difficultés juridiques, puisque le Code du travail prévoit à l’article L. 1221-1 que le contrat de travail est régi par les dispositions du droit commun, autrement dit le droit civil...

Ainsi, en raison de la nouvelle rédaction du Code civil sur la résolution unilatérale du contrat, qui ressemble à peu de choses près à la définition jurisprudentielle de la prise d’acte, l'application de ses dispositions, et donc l’exigence d’une mise en demeure préalable par le salarié, est véritablement en débat.

La Cour a donc répondu par la négative à la demande d’avis formulée par le CPH :

"l’article 1226 du code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, n’est pas applicable au salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail".

On ne peut que se satisfaire de cet avis, que l’on pourrait résumer par le principe selon lequel "le spécial déroge au général". Il est intéressant de remarquer ici qu'une technique venue du droit civil finit par s'émanciper pour être régie par les règles propres au droit du travail, plus protectrices. 

Rappelons néanmoins que cette procédure d’avis n’est pas exempte de risques... En effet, la Cour ne tranche pas un litige, mais donne un avis sur une question d’interprétation. Ceci explique que ni elle ni les juges du fond ne sont liés lorsqu’ils tranchent un litige. Cela n’a rien de théorique : il est arrivé par le passé que la Cour de cassation retienne une solution différente de celle adoptée dans un avis précédent, comme le rapelle Me Manuela Grévy, avocate aux Conseils (cf. la réforme Magendie). Et de poursuivre que "compte tenu de ce que la question est posée hors contexte et sans exigence de débat contradictoire (puisque c’est un juge qui interroge un autre juge et non les parties), cette procédure n’est pas à privilégier en droit du travail…"

La CFDT (UD Loire-Atlantique) estime quant à elle que la demande d’avis formulé par l’employeur n’avait qu’un but dilatoire et regrette que le jeune salarié soit toujours dans l'incertitude suite à cette prise d'acte, faute de décision de justice. Le bureau de jugement va être à nouveau saisi du litige très prochainement...

Enfin, n'oublions pas que même si la Cour de cassation estime que cela n'est pas une condition préalable pour que la prise d'acte produise les effets d'un licenciement, cela ne rend pas pour autant inutile, et même au contraire, le fait pour le salarié d'acter lesdits manquements en informant son employeur afin de se constituer un dossier solide.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



(1) Anc. art. 1184 du C.civ.

(2) Art. L1451-1 C.trav. « Lorsque le conseil de prud'hommes est saisi d'une demande de qualification de la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié en raison de faits que celui-ci reproche à son employeur, l'affaire est directement portée devant le bureau de jugement, qui statue au fond dans un délai d'un mois suivant sa saisine. »

(3) Art. L1235-3-2 C.trav. « Lorsque la rupture du contrat de travail est prononcée par le juge aux torts de l'employeur ou fait suite à une demande du salarié dans le cadre de la procédure mentionnée à l'article L. 1451-1, le montant de l'indemnité octroyée est déterminé selon les règles fixées à l'article L. 1235-3, sauf lorsque cette rupture produit les effets d'un licenciement nul afférent aux cas mentionnés au 1° à 6° de l'article L. 1235-3-1, pour lesquels il est fait application du premier alinéa du même article L. 1235-3-1. »

(4) Art. 1226 C.civ : « La mise en demeure mentionne expressément qu'à défaut pour le débiteur de satisfaire à son obligation, le créancier sera en droit de résoudre le contrat. Lorsque l'inexécution persiste, le créancier notifie au débiteur la résolution du contrat et les raisons qui la motivent. Le débiteur peut à tout moment saisir le juge pour contester la résolution. Le créancier doit alors prouver la gravité de l'inexécution. »