Licenciement économique : l'épineuse question des critères d'ordre des licenciements devant le Conseil d'Etat

Publié le 12/06/2019

De quelle marge de manœuvre dispose l’employeur dans la détermination des critères d’ordre des licenciements, en particulier en ce qui concerne celui relatif aux qualités professionnelles, lorsqu’il met en place un plan de sauvegarde via un document unilatéral ? C’est à cette question que vient de répondre le Conseil d’Etat par 2 arrêts en date du 22 mai 2019. CE, 22.05.19, n°418090 et n°413342.

Ce sont deux affaires distinctes qui ont fait l’objet le même jour de décisions du Conseil d’Etat au sujet des critères d’ordre, et plus précisément du délicat critère des qualités professionnelles.

Les critères d’ordre : à quoi ils servent et quelles sont les règles à respecter ?  
Lorsqu’un employeur envisage de procéder à un licenciement économique collectif, il doit impérativement en informer le ou les salariés potentiellement licenciés. Afin d’être le plus objectif possible, et notamment afin d’éviter toute décision arbitraire, l’employeur doit pour cela fixer des critères d’ordre des licenciements, qui lui permettront d’identifier les salariés qui seront concernés par le licenciement économique.
L’article L. 1233-5 du Code du travail précise que « Lorsque l'employeur procède à un licenciement collectif pour motif économique et en l'absence de convention ou accord collectif de travail applicable, il définit les critères retenus pour fixer l'ordre des licenciements, après consultation du comité social et économique. Ces critères prennent notamment en compte :1° Les charges de famille, en particulier celles des parents isolés ; 2° L'ancienneté de service dans l'établissement ou l'entreprise ; 3° La situation des salariés qui présentent des caractéristiques sociales rendant leur réinsertion professionnelle particulièrement difficile, notamment celle des personnes handicapées et des salariés âgés ; 4° Les qualités professionnelles appréciées par catégorie.  L'employeur peut privilégier un de ces critères, à condition de tenir compte de l'ensemble des autres critères prévus au présent article(…) ».

 

  • Rappel des faits

Dans les deux affaires, plusieurs salariés ayant fait l’objet d’un licenciement économique ont saisi le tribunal administratif afin d’obtenir l’annulation de la décision d’homologation du document unilatéral fixant le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi.

Dans ces deux affaires également, étaient en cause, notamment, les critères d’ordre retenus par l’employeur pour déterminer les salariés devant faire l’objet d’un licenciement économique, et plus précisément celui relatif aux qualités professionnelles.

Les salariés reprochaient à l’employeur :

-        dans la première affaire, d’avoir retenu comme seul indicateur, au titre des qualités professionnelles, celui relatif aux primes d’assiduité versées dans l’entreprise ;

-        dans la seconde affaire, d’avoir retenu uniquement le recours au nombre d'absences injustifiées.

Le Conseil d’Etat a été saisi de deux pourvois sur une question que l’on peut résumer ainsi : quels sont les éléments que l’employeur peut prendre en compte au titre des qualités professionnelles pour fixer les critères d’ordre des licenciements ?

  •  Une obligation de prendre en compte tous les critères légaux, sauf exception

Avant de répondre à la question ci-dessus, le Conseil d’Etat vient apporter, dans les 2 arrêts, une précision importante :

Il rappelle (1) qu’en présence d’un document unilatéral fixant le plan de sauvegarde de l’emploi, celui-ci ne peut fixer des critères d’ordre des licenciements qui omettrait l’un des 4 critères d’appréciation ou bien qui neutraliserait ses effets.

En clair, l’employeur doit impérativement, en cas de document unilatéral, utiliser les 4 critères légaux. Par ailleurs, il ne peut pas utiliser de critère qui aurait pour conséquence d’annuler les effets d’un de ces 4 critères légaux.

Attention toutefois, le Conseil d’Etat apporte une exception à cette obligation : l’employeur peut s’en exonérer s’il « est établi de manière certaine, dès l'élaboration du plan de sauvegarde de l'emploi, que, dans la situation particulière de l'entreprise et pour l'ensemble des personnes susceptibles d'être licenciées, aucune des modulations légalement envisageables pour le critère d'appréciation en question ne pourra être matériellement mise en œuvre lors de la détermination de l'ordre des licenciements ».

  • Les qualités professionnelles : les éléments d’appréciation pouvant être pris en compte

Après avoir apporté cette précision d’importance, le Conseil d’Etat, dans chacune des espèces, vient préciser ce qu’il est possible de prendre en compte pour le critère des qualités professionnelles.

Il distingue selon que l’entreprise s’était dotée d’un système d’évaluation des salariés ou non :

-        Lorsque l’entreprise est dépourvue d’un tel système, les juges retiennent que « l'existence, parmi les critères d'ordre des licenciements, d'un indicateur tiré du montant des primes d'assiduité versées par l'entreprise, corrigé des variations liées aux motifs légaux d'absence, permettait aux critères d'ordre fixés par le plan de prendre en compte les qualités professionnelles des salariés ».

-        A l’inverse, lorsque « l'employeur avait mis en œuvre, depuis plusieurs années, un processus d'évaluation professionnelle de ses salariés », le Conseil d’Etat décide que « le seul recours au nombre d'absences injustifiées » ne permet pas de prendre en compte les qualités professionnelles des salariés. Dans ce cas particulier, il ajoute que les qualités professionnelles des salariés n'étaient prises en compte par aucun des autres critères d'ordre retenus par le plan de sauvegarde de l'emploi.

Dans le second cas, le système retenu par l’employeur conduit le Conseil d’Etat à confirmer la Cour d’appel, qui avait décidé d’annuler l’homologation du document unilatéral fixant le plan de sauvegarde de l’emploi.  

L’ensemble de ces précisions sont importantes tant on sait que ce critère des qualités professionnelles est « facilement » utilisé par les entreprises pour choisir qui des salariés doivent être, ou non, licenciés. A la différence d'autres critères, reposant quant à eux sur des éléments objectifs, plus difficilement manipulables…



(1) Voir par exemple CE, 1.02.17, n° 391744.