Liberté religieuse en entreprise: état de la jurisprudence en France

Publié le 14/05/2013

Suite au sulfureux arrêt "Babyloup", rendu par la Cour de cassation le 19 mars dernier (voir le fil d'actu), le Carnet juridique fait le point sur l'application, par les tribunaux français, de la liberté religieuse au sein de l'entreprise privée.

LIBERTÉ RELIGIEUSE ET ENTREPRISES : LES PRINCIPES

La Cour de cassation a élaboré au fil du temps une série de principes quant à la place du fait religieux en entreprise. L'arrêt Baby loup (voir annexe I) en est un bon résumé.

-        Le principe de laïcité s'arrête aux portes de l'entreprise. Il ne s'applique aux entreprises privées que lorsqu'elles gèrent un service public (par délégation par exemple).

-        Ce sont le Code du travail et la directive du 27 novembre 2000 qui s'appliquent concernant le secteur privé.

-        La liberté de religion est au rang des libertés fondamentales, c'est pour cela que les restrictions, dans le cadre du travail, doivent :

? répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante

? être justifié et proportionné au but recherché

-        Le règlement intérieur peut limiter certaines libertés individuelles [1] mais pour cela il doit être précis. Par conséquent, il ne peut pas y avoir d'interdiction générale et absolue de manifester sa religion dans une entreprise (cohérence sur ce point entre la Cour de cassation et le Conseil d'État [2]).

EN PRATIQUE : EXEMPLES DE JURISPRUDENCE

On trouve donc une jurisprudence foisonnante, illustrant le contrôle exercé par les juges judiciaires sur la pratique de la liberté religieuse en entreprise. En pratique, les juges établissent une vraie distinction entre le droit d'avoir une conviction religieuse (quasiment absolu) et la liberté de manifester cette religion, qu'il est possible pour l’employeur d'encadrer.

  1. Liberté d’opinion religieuse : liberté (presque) absolue
  • Il est interdit d'empêcher un salarié d'avoir une croyance, en son for intérieur.

? La Cour a affirmé très tôt l'interdiction de licencier un salarié pour le seul motif tiré de ses mœurs ou de ses convictions religieuses[3]

  • Le cas particulier des entreprises de tendance

Il existe des cas rares où le fait d'avoir une opinion divergente de l'employeur peut être une « faute », c'est le cas dans certaines entreprises dites de tendance (ex : école catholique, parti politique, organisation syndicale, etc.).

? Elles se définissent comme des entreprises identitaires dans lesquelles une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée, où l'objet de l'activité de ces entreprises et la défense sont la promotion d'une doctrine ou d'une éthique.

? La notion d'entreprise de tendance est reconnue par le droit communautaire dans une directive du 27 novembre 2000, ce texte prévoit un assouplissement du principe de non-discrimination au nom du « droit de requérir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyauté envers l'éthique de l'organisation ».

- Malgré l'absence de transposition de cette partie de la directive en France[4], cette notion est connue de la jurisprudence et elle a permis de justifier des atteintes à la liberté de religion :

–        Licenciement justifié d'une enseignante d'un établissement catholique, ayant divorcé et s'étant remariée[5]

–        Licenciement justifié d’une enseignante en théologie protestante ayant changé de religion.[6]

- Tout n'est cependant pas permis à ces entreprises de tendance.

? Cette nécessité d'une communion de pensée religieuse ou politique doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir et être proportionnelle au but poursuivi.

? L’employeur doit toujours démontrer l'existence d'un trouble objectif et caractérisé. Par exemple, au sujet d'un sacristain homosexuel, la Cour a rappelé que les mœurs d'un salarié ne suffisaient pas à prouver un trouble, encore fallait-il que son comportement ait objectivement posé un problème à la bonne marche de l'entreprise.[7]

 

2. Liberté d’expression religieuse : liberté relative

La Liberté d’expression de sa croyance peut prendre plusieurs formes et venir impacter l’environnement de travail. La Cour de cassation a élaboré une jurisprudence au cas par cas, en fonction des situations.

  • Liberté religieuse et prosélytisme

L'appartenance d'un employé à une religion ne doit pas nuire à la liberté de conscience de ses collègues.

  • Licenciement justifié d’un salarié profitant de ses fonctions de formateur pour faire du prosélytisme en faveur de l’église de Scientologie.
  • Licenciement justifié d’un animateur de centre de loisirs lisant la Bible et distribuant des prospectus aux enfants en faveur des Témoins de Jéhovah.[8]

- Le port d'un signe religieux est-il du prosélytisme ?

Peut-on conclure que le port du voile (ou un autre signe religieux) est une forme de prosélytisme caractérisant un abus ? Ou s'il s'agit uniquement d'un signe d'expression religieuse ?

La jurisprudence (française et européenne) a tranché la question de longue date[9] : le simple port d'un signe religieux, notamment le voile, ne suffit pas à caractériser une attitude prosélyte ; « une distinction doit être faite entre le comportement prosélyte d'un salarié et le port d'un vêtement ou d'un insigne répondant à une pratique religieuse, ou manifestant l'appartenance à une religion, à un parti politique ou un mouvement philosophique ne constitue pas, en soi, un acte de prosélytisme ».

  • Liberté religieuse et tenue vestimentaire

- La liberté vestimentaire sur le lieu de travail n’est pas une liberté fondamentale au sens de la Cour de cassation.

  • La jurisprudence a pu interdire à un salarié de venir travailler en bermuda.[10]
  • Il faut toutefois faire une différence entre tenue vestimentaire et tenue liée à une pratique religieuse. La seconde faisant l'objet d'une protection plus importante puisque directement rattachée à une liberté fondamentale (la liberté de religion).

- L’employeur peut interdire à un salarié de porter une tenue (voile, turban) s'il l'estime incompatible avec l’exercice de son activité professionnelle (notamment pour des raisons de santé et de sécurité) toujours en démontrant que ces restrictions sont justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché.

  • Il est possible d'imposer le port du calot afin de manipuler des denrées animales, pour raison de respect de la réglementation en matière d’hygiène alimentaire [11]

- Dans tous les cas, l'employeur doit établir l'existence d'un trouble objectif causé à l'entreprise, il ne doit pas s’agir de la simple « crainte » d’un trouble non réalisé.

  • Ex : est discriminatoire le licenciement d’une télé-enquêtrice en contact avec la clientèle qui refuse de retirer son foulard ou de le porter en bonnet alors qu’elle le porte depuis l’embauche et que sa tenue ne pose pas de problème particulier avec la clientèle[12].
  • Liberté religieuse et pratiques alimentaires

La jurisprudence est un peu moins libérale concernant les restrictions alimentaires d'ordre religieux en entreprise, en estimant qu’il ne s’agit pas d’une liberté justifiant un traitement particulier des salariés qui y seraient soumis.

  • La fourniture d’un repas gratuit par l’employeur n’implique pas que le salarié qui ne prendrait pas ce repas pour des raisons religieuses se voit indemniser.[13]
  • Constitue une discrimination disproportionnée le fait d’imposer aux animateurs (mangeant hallal) le fait de partager les repas avec les enfants « dans des conditions strictement identiques ».[14]
  • Liberté religieuse et exécution du contrat de travail

- Il ressort de la jurisprudence que l’employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché dès l’instant que celle-ci n’est pas contraire à une disposition d’ordre public. [15]

  • « Affaire du boucher de Mayotte » : licenciement justifié concernant un boucher de confession musulmane refusant le contact avec la viande de porc[16].
  • Il est également impossibilité d’invoquer ses convictions religieuses pour refuser des dispositions impératives telles que la visite médicale obligatoire d’embauche[17]

- En revanche, quand un élément d'ordre public est en cause (comme la sécurité ou la santé du salarié) la religion peut venir justifier le refus d'exercer une mission.

  • Licenciement sans cause réelle et sérieuse d’un ingénieur juif faisant état auprès d’un client du risque pour sa sécurité de l’exécution d’une mission au Moyen Orient.[18]
  • Liberté religieuse et Fêtes /congés spéciaux

- Règle : il n'y a pas d’obligation de la part de l’employeur d’accord des congés à l’occasion des fêtes religieuses, cependant le refus d’autorisation d’absence doit se fonder sur l’intérêt de l’entreprise et ne doit pas être discriminatoire

  • La Halde a pu condamner le cas d’une entreprise où il existait une autorisation de principe de l’absence de salariés pour le Kippour et refus de principe pour l’Aïd[19]

- L’aménagement du temps de travail pour raison de pratique religieuse n’est pas automatique, et les dysfonctionnements induits peuvent constituer une faute.

  • Licenciement justifié d’une salariée, suite à une absence refusée pour l’Aïd el Kebir, en raison de la réception d’une livraison importante.[20]
  • Licenciement justifié d’un salarié d’obédience musulmane ayant quitté son poste de travail le vendredi soir avant l’heure autorisée par l’employeur et causant un trouble objectif au bon fonctionnement de l’entreprise.[21]
  • Licenciement justifié d’une salariée ayant quitté son travail à 15 heures pendant un mois alors qu’elle avait déjà obtenu un aménagement de son temps de travail pour quitter son travail à 17 heures au lieu de 18 heures[22].
  • Ne constitue pas un motif de licenciement le fait de prendre une pause d’une demi-heure vers 20 h 30 en période de Ramadan, si la pause ne désorganise pas le travail de l’entreprise[23].

[1]L.1321-3 c.trav.

[2]Conseil d'Etat, 20 juillet 1990 n°85429 interdit toute prohibition générale et absolue de l'expression religieuse des salariés.

[3]Cass. Soc. 17 avril 1991 Painsecq

[4]C'est d'ailleurs ce qui a servi de fondement à la Cour de cassation pour rejeter l'argument selon lequel Baby loup serait une entreprise de tendance laïque.

[5] Cass. ass. plén. 19 mai 1978, n° 76-41.211

[6]Cass. Soc. 27 novembre 1986 Fischer.

[7]Affaire du « Sacristain de Saint Nicolas du Chardonnet » Cass. Soc. 17 avril 1991

[8] CPH Toulouse 9 juin 1997.

[9] HALDE, n°2009-117 du 06.04.09 ; Conseil d'Etat, ,07.11.96,Mlle Saglamer ,n°169522, CEDH, 04.12.08, Drogu c. France et Kervanci c. France ; CEDH, 30.06.09, Aktas c/France.

[10] Cass. soc. 28 mai 2003, n° 02-40.273.

[11]Délibération HALDE n°2009-311 du 14 septembre 2009

[12]CA Paris 19 juin 2003 Téléperformance, n° 03-30212.

[13]Cass. soc. 30.01.02, n°00-40805

[14]Délibération HALDE n° 2008-10 du 14 janvier 2008 :

[15]Peut constituer une faute professionnelle allant jusqu’au licenciement, le refus d’un salarié d’exécuter des missions pour des raisons de convictions religieuses, dès lors qu’elles sont les mêmes qu’au moment du recrutement. Cass. soc. 12 07 10 n°08-45509.

[16]Cass. soc. 24 mars 1998, n° 95-44.738

[17]Cass. soc. 29 mai 1986, n° 83-45.409

[18]Cass. Soc. 12 Juillet 2010, SA Altran technologies c/Azoulay N° 08-45.509

[19]Délibération HALDE n° 2007-301 du 13 novembre 2007

[20]Cass. Soc. 16.12.1981 Bull. Civ. 1981 N° 968.

[21]CA Paris 10 janvier 1989 et CA Paris 25 janvier 1995.

[22]CA Versailles 23 mars 2011 Nathalie Benyahia c/Cabinet Koskas, n. 10/03264.

[23]CA Paris, 6 juin 1991.