Baby Loup : Les juges relancent le débat sur le voile dans l’entreprise

Publié le 04/12/2013

Mi-novembre, le Conseil économique et social environnemental (Cese) a rendu un avis sur le « Fait religieux en entreprise », estimant que le principe de la laïcité n’était pas transposable au secteur privé et qu’une loi dans ce sens n’était ni nécessaire, ni souhaitable. Quinze jours plus tard, la Cour d’appel de Paris crée l’évènement et confirme, malgré une première cassation, la possibilité pour une entreprise privée (en l’occurrence une crèche) de licencier une employée qui a refusé de retirer son voile. Une affaire complexe et polémique qui un retour sur l’ensemble le contexte factuel.  Cass. Soc. 19.03.13, 11-28845 ; Cour d’appel de Paris, 27.11.13

  • Rappel des faits

« Baby Loup » est une association dont l'objet est l’accueil de la petite enfance.  Elle propose un service de garde 24h/24, 7j/7, notamment pour permettre aux mères de famille d’exercer leur activité professionnelle, même avec des horaires atypiques. L'éducatrice (par qui la polémique est arrivée) a été embauchée en 1991, à une époque où le règlement intérieur stipulait déjà que le personnel devait faire preuve d'une « neutralité d’opinion politique et confessionnelle au regard du public accueilli ». En 2003, alors que la salariée se trouve en congé parental, le règlement intérieur est modifié et prévoit désormais que « Le principe de liberté de conscience d'opinion et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités développées par la crèche. » À son retour de congé, en 2008, à l'appui de ce nouveau règlement intérieur, l’employeur lui demande de retirer son voile. Refusant d'obtempérer, la salariée se voit licenciée et enclenche plusieurs actions.

  • Des actions tous azimuts

La salariée licenciée dépose un recours devant le conseil de prud'hommes de Mantes la Jolie pour faire annuler la rupture du contrat, fondée selon elle sur un motif discriminatoire et un règlement intérieur illégal. La requérante fait notamment valoir que le Code du travail impose que toute restriction apportée à la liberté (en l'occurrence, religieuse) soit proportionnée et justifiée[1] au but poursuivi.

En parallèle, elle interpelle la HALDE (devenu défenseur des droits) qui reconnaît que l'interdiction de port du voile édictée par l'association est disproportionnée par rapport au but recherché[2] (cette décision n'a pas de force contraignante).

  • Solutions défavorables en 1er et 2e instance

Le CPH rend un premier jugement en 2010 défavorable à la salariée. Les juges confirment le licenciement pour insubordination (refus de retirer le voile) et valident du même coup le règlement intérieur imposant la laïcité dans la crèche.

La Cour d'appel de Versailles suit, en 2011, et confirme le jugement en considérant que le licenciement ne porte pas atteinte à la liberté fondamentale de religion. Elle considère également que le règlement intérieur préconisant laïcité et neutralité est bel et bien proportionné au but recherché, à savoir « développer une action vers la petite enfance en milieu défavorisé et œuvrer pour l'insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier. »

  • Recadrage de la Cour de cassation

La haute Cour casse l’arrêt d’appel, par un raisonnement en plusieurs temps.

En premier lieu, elle refuse de faire rentrer l’idée de laïcité dans l’entreprise privée : la Cour écarte le principe de laïcité, évoqué dans l'article 1er  de la Constitution, en tant qu'il n'est applicable qu'aux services publics (qu'ils soient gérés par des personnes publiques ou privées). En l’espèce, la petite enfance ne fait pas partie de la « sphère » du service public.

La Cour exerce ensuite un contrôle de proportionnalité du règlement intérieur de la crèche, pour en vérifier la légalité, notamment au regard de l’article L.1321-3 du Code du travail qui prévoit que le règlement intérieur, en ce qu’il contraint les libertés des salariés, « doit être proportionné et justifié par la nature de la tâche à accomplir ». En  l’occurrence, la Cour de cassation considère qu’il est rédigé de manière trop générale et imprécise et ne répond pas aux exigences de justification et de proportionnalité posées par la loi.

  • Résistance de la Cour d’appel ?

Dans ce dossier Baby-loup, on se serait attendu à ce que la Cour d’appel de Paris (juridiction de renvoi après cassation) prenne acte de la solution dégagée par la haute Cour pour déclarer illégal le règlement intérieur de la Crèche, infondé le licenciement de la salariée et statuer sur les indemnités dues.

Il n’en fut rien, la cour de Paris a confirmé le licenciement, en étayant son argumentation sur une série de motifs nouveaux, dont certains sont issus de sources supra-nationales.

La Cour d’appel s’appuie notamment sur la Convention internationale des droits de l’enfant [3], qui protège la liberté de penser, de conscience et de religion pour les jeunes publics.

Les magistrats font également référence à la notion d’entreprise de « conviction », développée par le Cour européenne des droits de l’Homme, aux motifs que Baby-loup est tournée vers « l'insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier (…) sans distinction d’opinion politique ou confessionnelleUn objectif de neutralité dans la prise en charge des publics qui justifie, selon la cour, que soit imposée cette neutralité de ses salariés.

  • La crèche, une entreprise de conviction ?

C’est là toute l’innovation et la complexité de cet arrêt. Baby loup est-elle, oui ou non, une entreprise de « conviction »,  au sens de la jurisprudence européenne ?  Justifiant ainsi l'introduction, dans le réglement intérieur, de règles contraignant la liberté religieuse des salariés?

C’est sur cette notion nouvelle « d’entreprise de conviction » que devra se positionner la Cour de cassation qui sera appelée à confirmer (ou infirmer) cet arrêt.

Attention aux raccourcis. Si, à la lumière des arguments nouveaux, la qualification d’entreprise de conviction était reconnue par la haute Cour, cela ne suffirait pas à justifier n'importe quelle atteinte aux libertés par le règlement intérieur. Ces entreprises de conviction (comme les autres) ne peuvent pas prévoir n’importe quoi dans leurs statuts et restent soumises au contrôle de proportionnalité exercé par les juges du fond. La Cour de cassation ne devrait pas manquer de rappeler ce contrôle, si nouveau pourvoi il y a (peut être devant une nouvelle formation de la haute Cour). 

  • Le "mauvais dossier" pour trancher une question de principe

Cette affaire, on le voit, n’a pas fini de faire couler encre et salive. Ce qui est regrettable, puisque, dès l’origine de ce dossier, l’issue est biaisée.  Il y a fort à parier que, quel que soit le principe finalement dégagé, la salariée en question finira licenciée. En effet, au-delà de la question de la liberté religieuse en entreprise (plus particulièrement du voile qui focalise toute l’attention) la requérante s’est rendue coupable de fautes plus "objectives" qui risquent (si elles sont reconnues par la justice) de justifier un licenciement pour faute grave. La Cour d’appel souligne en effet, à la fin de son argumentation, qu’à l’époque où la direction lui a demandé de retirer son voile, la salariée s’est montré particulièrement agressive et aurait exercé des pressions auprès de ses collègues pour qu’elles produisent de faux témoignages. On voit bien ici que la lutte pour la liberté religieuse en entreprise côtoie d’autres motifs de licenciement bien plus « tangibles », au sens juridique du terme.


[1]    Art. L1121-1 c.trav.

[2]    Décision de la HALDE du 1er mars 2010, n°2010-82.

[3]Traité international adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1989.