Astreintes : repos ou travail effectif ? Tout dépend des contraintes imposées au salarié…

Publié le 23/11/2022

Par un important arrêt du 26 octobre 2022, la Cour de cassation est venue préciser les conditions dans lesquelles le juge peut requalifier une période d’astreinte en temps de travail effectif rémunéré comme tel : il doit apprécier au cas par cas les contraintes imposées au salarié et leur impact sur sa capacité à gérer son temps personnel. L’obliger à intervenir dans un délai trop court peut être un élément déterminant pour requalifier l’astreinte. Cass.soc.26.10.22, n° 21-14178.

Les faits 

Voilà plus de 20 ans que le salarié travaille en tant que dépanneur pour un garage spécialisé dans le dépannage de véhicules à la demande et assurant une permanence pour intervenir sur une portion d’autoroute, lorsqu’il est licencié. Il saisit alors la juridiction prud’homale afin de contester son licenciement et demander divers dommages intérêts. La demande qui nous intéresse plus particulièrement ici est celle qui consiste, pour le salarié, à faire requalifier ses périodes d’astreinte en temps de travail effectif, et donc à réclamer le paiement d’heures supplémentaires.

En effet, le salarié explique qu’au cours des périodes d’astreinte de 15 jours consécutives, il devait répondre sans délai à toute demande d’intervention l’obligeant ainsi à se tenir en permanence soit à proximité immédiate, soit dans les locaux de l’entreprise, en dehors des heures et jours d’ouverture. A cette fin, il était muni d’un téléphone et devait intervenir à la demande d’un dispatcheur affecté à la réception continue des appels d’urgence.

Or, selon lui, le court délai d’intervention qui lui était imparti pour se rendre sur place après l’appel de l’usager était une contrainte telle qu’il se trouvait finalement placé en permanence à la disposition de l’employeur et qu’il ne pouvait vaquer librement à ses occupations personnelles. Ces périodes ne pouvaient donc plus être considérées comme des astreintes, mais comme un véritable temps de travail effectif, rémunéré comme tel.

Malheureusement, la cour d’appel n’a pas été du même avis ! Après avoir rappelé les dispositions de la convention collective qui encadrent les astreintes, elle a ajouté que les permanences étaient assurées par des équipes de 3 ou 4 dépanneurs qui, munis d’un téléphone, intervenaient à la demande du dispatcheur qui, à l’inverse, était bien affecté à la réception continue des appels d’urgence. Elle en a déduit que ces périodes étaient bien des astreintes, et non pas des permanences constituant un temps de travail effectif.

Le salarié s'est donc pourvu en cassation.

Mais alors, à quelles conditions un simple temps d’astreinte peut-il être assimilé à un véritable temps de travail effectif ? 

Un temps d’intervention trop court peut-il être considéré comme une contrainte telle que l’astreinte puisse être ainsi requalifiée ?

Quelles sont les règles applicables aujourd’hui ?

Le Code du travail définit le temps de travail effectif comme le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles (1).

A l’inverse, l’astreinte est définie comme la période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, doit être en mesure d’intervenir pour effectuer un travail au service de l’entreprise (2).

Durant l’astreinte, le salarié ne réalise donc pas de prestation de travail, sauf lorsqu’il intervient. C’est pourquoi, selon notre droit, en dehors de ce temps d’intervention, l’astreinte n’est pas considérée comme un temps de travail effectif. C’est même l’inverse : tant que le salarié n’intervient pas effectivement, on considère qu’il est en repos (3) ! En revanche, l’astreinte doit obligatoirement faire l’objet d'une contrepartie, soit sous forme financière, soit sous forme de repos.

Pour savoir si une astreinte constitue une véritable période d’astreinte ou du temps de travail effectif, la question essentielle est de savoir si, sur cette période, le salarié est ou non à la disposition permanente et immédiate de l’employeur et s’il peut librement vaquer à des occupations personnelles (4).

Dans notre affaire, le salarié invoquait le court délai d’intervention qui lui était accordé pour se rendre sur place après l’appel de l’usager et il reprochait aux juges du fond d’avoir écarté sa demande sans même avoir vérifié si, au cours de cette période, il était ou non en permanence à la disposition de son employeur et s’il pouvait vaquer à ses occupations personnelles...

Les juges doivent apprécier le niveau de contrainte imposé au salarié durant l’astreinte

La Cour de cassation lui a donné raison !

A partir du moment où le salarié invoquait le court délai qui lui était imparti pour intervenir, la cour d’appel aurait dû vérifier, avant de se prononcer sur la nature de cette période, si ce dernier « avait été soumis à des contraintes d’une intensité telle qu'elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels n'étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles ». Ce qu’elle n’a pas fait !

La Cour de cassation a donc renvoyé l’affaire devant une autre cour d’appel...

Une décision dans la lignée de la jurisprudence de l'Union européenne

Pour rendre sa décision, la Cour de cassation s'est expressément référée à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), selon laquelle il faut tenir compte des contraintes imposées au salarié sous astreinte pour déterminer si la période d’astreinte constitue du temps de travail ou du temps de repos (5).

La CJUE a d’ailleurs donné quelques critères qui permettent aux juges nationaux d’évaluer l’intensité des contraintes imposées au salarié. Si le délai d’intervention en fait évidemment partie, il convient aussi d’apprécier l’impact concret de ce délai en tenant compte des autres contraintes imposées au salarié, mais aussi des facilités qui lui sont accordées durant cette période, de la fréquence moyenne des interventions, de l’obligation de demeurer sur son lieu de travail…(6)

Attention, pour la CJUE, les juges ne doivent prendre en considération que les seules contraintes imposées aux salariés par la règlementation, les conventions collectives ou l’employeur, et non les difficultés organisationnelles liées par exemple au fait que le salarié a fait le choix de vivre loin de son lieu de travail, ou encore au caractère peu propice aux loisirs de l'environnement immédiat du lieu concerné.

Reste donc à voir quelle suite la cour d’appel de renvoi donnera à cette affaire…

Une décision importante !

Quoi qu’il en soit cette décision a déjà, en soi, une portée importante.

D’abord, parce qu’en s’alignant sur la jurisprudence de la CJUE, elle donne au juge des indications sur les éléments à prendre en compte pour qualifier ou non les périodes d’astreinte : il doit apprécier au cas par cas l’importance des contraintes pesant sur le travailleur et leur impact sur sa capacité à gérer son temps personnel.

Ensuite, parce que ce faisant, elle oblige indirectement les employeurs à être vigilants dans la manière dont ils organisent les astreintes, sous peine de les voir requalifier en temps de travail effectif. Ce qui est plutôt positif pour les salariés !

 

 

(1) Art. L.3121-1 C.trav

(2) L'arrêt se réfère à l'article L.3121-5 dans sa rédaction antérieure à la loi n°2016-1088 du 8 août 2016. Depuis, la définition de l’astreinte a sensiblement évolué, mais cela n’impacte pas la solution rendue par la Cour de cassation : art. L.3121-9 C.trav. : « Une période d'astreinte s'entend comme une période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, doit être en mesure d'intervenir pour accomplir un travail au service de l'entreprise" . 

(3) Art. L.3121-10 C.trav.

(4) Cass.soc.20.01.21, n°19-10956 ; Cass.soc.02.03.16, n°14-14919, Cass.soc.12.07.18, n°17-13029.

(5) CJUE 09.03.21, C-344/19, D.J. c/Radiotelevizija Slovenija, points 37 et 38 ; CJUE, 21.02.18, aff. C-518/15 : « les périodes de garde, y compris sous régime d’astreinte, relèvent également, dans leur intégralité, de la notion de « temps de travail » lorsque les contraintes imposées au travailleur au cours de celles-ci affectent objectivement et très significativement sa faculté de gérer librement le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de se consacrer à ses propres intérêts. À l’inverse, en l’absence de telles contraintes, seul le temps lié à la prestation de travail qui est, le cas échéant, effectivement réalisée au cours de telles périodes doit être considéré comme du « temps de travail »(voir aussi : CJUE 10/09/2015, Federacion de Servicios Privados del sindicato Comisiones obreras, C-266/14, §37).

(7) À l’inverse, la CJUE a considéré que le fait que le travailleur doive rejoindre son lieu de travail pendant une astreinte dans un délai de 10 minutes après l'appel de son employeur n'affectait pas nécessairement sa faculté de gérer son temps et n’entraînait donc pas nécessairement une requalification en temps de travail effectif (CJUE, 11.11.21, C-214/20, Dublin City Council).

TÉLÉCHARGEMENT DE FICHIERS