
pourvoi_n°23-16.415_11_03_2025
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Dans une décision récente, la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que la reconnaissance d’une situation de harcèlement moral n'était pas conditionnée à une dégradation effective des conditions de travail ou de l'état de santé du salarié. La simple potentialité de cette dégradation suffit pour le qualifier. Cass.soc.11.03.2025, n° 23-16.415.
Une salariée a saisi le conseil de prud’hommes en 2018 afin de contester le bien-fondé de son licenciement intervenu en 2016. Elle demandait notamment à faire juger que le celui-ci était l’aboutissement de faits de harcèlement moral et que le licenciement était en conséquence nul.
Elément notable dans la procédure, elle était hospitalisée en 2017, soit plus d’un an après la rupture de la relation contractuelle (elle le mettra plus tard en lien avec le harcèlement moral invoqué).
Toute rupture du contrat de travail intervenue en lien avec un harcèlement moral ou sa dénonciation est nulle [1].
Le conseil de prud’hommes comme la cour d’appel l’ont déboutée de ses demandes.
Pourtant, la salariée présentait plusieurs faits précis, notamment un bulletin de paie révélant un accroissement de ses tâches, des avertissements et une absence de prise de congé en 2016. Elle fournissait également son certificat médical d’hospitalisation. La cour d’appel avait même constaté que la salariée avait établi « l'existence matérielle de faits précis qui, pris dans leur ensemble, (laissaient) supposer l'existence d'un harcèlement moral ».
La loi aménage la charge de la preuve en matière de harcèlement moral. En effet, le salarié n’a pas à « prouver », mais simplement à « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement ».
Selon une jurisprudence constante [2], il appartient aux juges du fond d'examiner la matérialité de tous les éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral.
À charge ensuite pour l’employeur, de prouver que ces faits ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement [3].
L’employeur, quant à lui, produisait plusieurs éléments, notamment des avertissements, et avançait plusieurs arguments afin de prouver l’absence de harcèlement moral. Cependant, la cour d’appel a constaté qu’il restait deux manquements présentés par la salariée et dont il ne justifiait pas : un avertissement injustifié daté de 2015 et l’absence de sollicitation de la salariée sur ses dates de congés en 2016.
Pourtant, la cour d’appel a débouté la salariée de ses demandes ! Elle a considéré que « ces deux seuls éléments ne [relevaient] pas du harcèlement moral en ce qu’ils n’ont pas eu pour effet de dégrader les conditions de travail de [la salariée], ni d’altérer sa santé physique, la dégradation de l’état de santé de la salariée étant bien postérieure à la rupture du contrat de travail survenue » en 2016.
La salariée s’est pourvue en cassation. Selon elle, la cour d'appel aurait dû qualifier les faits de harcèlement moral, dès lors que l'employeur n'était pas parvenu à prouver le contraire face aux éléments qu’elle a présentés ni à apporter de justification objective étrangère à tout harcèlement. En somme, l’employeur n’avait pas rempli sa part du marché !
Le moyen soulevait finalement la question suivante : les juges du fond peuvent-ils, après avoir constaté l’existence de faits laissant supposer l’existence d’un harcèlement moral, considérer qu’ils ne relèvent pas d’une telle qualification au motif qu’ils n’ont pas eu pour effet de dégrader les conditions de travail ni d’altérer l’état de santé du salarié ?
Pour la Cour de cassation, c’est non ! Elle donne tort à la cour d’appel : « en statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que l'avertissement du 8 septembre 2015 était injustifié et que l'employeur ne fournissait aucune explication sur l'absence de sollicitation de la salariée quant à la fixation de ses congés en 2016, ce dont il résultait que l'employeur ne prouvait pas que ces deux agissements étaient étrangers à tout harcèlement, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ».
La chambre sociale nous indique ainsi que les juges du fond, lorsqu’ils relèvent l’absence de justification par l’employeur des éléments laissant supposer une situation de harcèlement moral, doivent en tirer les conséquences, et donc qualifier le harcèlement moral. Et ce, peu important que les faits dénoncés aient causé ou non de dégradation des conditions de travail ou d’altération de la santé du salarié.
Certes ces éléments sont mentionnés dans la définition du harcèlement moral. Aux termes de l'article L. 1152-1 du Code du travail, « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
L'analyse précise du texte permet de mieux comprendre la décision. Le harcèlement moral suppose que les agissements en cause aient « pour objet ou pour effet » une dégradation des conditions de travail du salarié, situation qui peut ensuite potentiellement avoir pour effet d’altérer son état de santé. Il ne pose aucunement la constatation effective de cette dégradation comme condition pour caractériser le harcèlement moral.
Cette précision est à notre connaissance inédite pour la chambre sociale. Avec cet arrêt, elle s’aligne sur la position bien établie de la chambre criminelle qui considérait déjà que « la simple possibilité de la dégradation de l’état de santé ou des conditions de travail suffit à consommer le délit de harcèlement moral »[4]. Nous en sommes désormais sûrs, cela est également le cas devant les juges civils.
[1] Art. L.1235-3-1 C.trav.
[2] Cass.soc. 06.06.12, n° 10-27.766 ; Cass.soc. 22.10.14, n° 13-18.362 ; Cass.soc. 15.02.23, n° 21-20.572.
[3] Art. L.1154-1 C.trav.
[4] Cass.Crim. 14.01.14, n°11-81.362.