Auto-entrepreneurs et droit du travail : la zone grise
C’était le sujet du premier Conseil des ministres de la rentrée : la réforme du statut des auto-entrepreneurs, présentée le 21 août par Sylvia Pinel, ministre de l'Artisanat, du Commerce et du Tourisme. Une réforme controversée dont l’enjeu est d'aller vers un alignement du statut des auto-entrepreneurs sur celui des indépendants de droit commun,afin d'éviter les effets d’aubaine. En attendant le texte devant l’hémicycle, le Carnet juridique fait le point sur ce statut hybride, notamment les liens des auto-entrepreneurs avec le droit du travail.
Faux auto-entrepreneurs et vrais salariés
Depuis sa création, la figure de l’auto-entrepreneur nourrit de grandes craintes, parfois même des fantasmes, autour des risques que ce nouveau statut peut faire peser sur le salariat. La première de ces inquiétudes étant la tentative de détournement du dispositif pour externaliser certaines tâches qui étaient, jusqu’alors, assurées par des salariés. On imagine aisément un scénario où un employeur imposerait à l’un de ses préposés de changer de statut et de continuer à travailler pour lui en tant qu’auto-entrepreneur, ce qui lui permettrait d’économiser les charges salariales, tout en s’octroyant de la souplesse dans la gestion des ressources humaines. En effet, recourir à un auto-entrepreneur plutôt qu’à un salarié permet de « disposer » de ses services au gré des commandes, sans être tenu par un contrat de travail si l’activité venait à baisser. De son côté, l’auto-entrepreneur « contraint » continuerait d’être lié par un lien de subordination bien réel, tout en échappant au régime protecteur du droit du travail et à la protection sociale des travailleurs salariés Autres risques de déviances, rapportées ou observées depuis la création de ce dispositif : l’utilisation de l’auto-entreprenariat comme « super période d’essai », un délai au cours duquel le donneur d’ordre va « tester » son futur salarié, en le faisant passer par un statut d’auto-entrepreneur, beaucoup plus longuement que ce que la période d’essai légale autorise . Toutes les hypothèses (et bien d’autres) sont envisageables, il est donc fondamental d’étudier dans quelle mesure le droit du travail peut « retrouver » à s’appliquer aux auto-entrepreneurs, en faisant tomber la présomption de non-salariat qui pèse sur eux.
Une présomption de non-salariat établie par la loi
Le Code du travail est, en principe, réservé aux salariés de droit privé, et a vocation à régir leurs relations contractuelles avec l’employeur. Or, La loi de modernisation de l’économie a bien pris soin d’exclure les auto-entrepreneurs du champ du salariat, en établissant à leur égard une « présomption de non-salariat », au même titre que les commerçants, artisans ou dirigeants de société. Ainsi l’article 11 de la Loi de modernisation de l’économie a modifié le Code du travail pour ajouter le cas des auto-entrepreneurs dans l’article L 8221-6, qui liste les personnes « présumées ne pas être liées avec le donneur d’ordre par un contrat de travail dans l’exécution de l’activité ». Afin d’enfoncer encore le clou, l’article L 8221-6-1 prend soin de définir la notion de travail indépendant : « Est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre. » Une double précision qui peut paraître inutile, mais qui révèle, sans doute, une volonté de se prémunir contre une éventuelle requalification judiciaire de la convention qui lie l’auto-entrepreneur, en contrat de travail.
Ainsi, la loi a entendu couper court à tous débats autour de la nature de la relation entre l’auto-entrepreneur et son « client ». Une présomption légale, certes, mais qui reste une présomption simple. Il est toujours possible de la renverser et de rétablir l’existence d’un contrat de travail en prouvant la subordination juridique.
La preuve du lien de subordination juridique
Le fait qu’une convention ne soit pas expressément dénommée « contrat de travail » n’est pas, en soi, un élément suffisant pour éviter la requalification de la relation et l’application du droit du travail à l’auto-entrepreneur qui se trouverait être salarié déguisé. La dénomination donnée par les parties à leur contrat (par exemple contrats de louage de services ou d’industrie dans le cas des auto-entrepreneurs) est inopérante si le juge estime que les critères du contrat de travail sont réunis. Ces critères sont, de jurisprudence constante, au nombre de trois : l’accomplissement d’un travail pour autrui, en contrepartie d’une rémunération, avec l’existence d’un lien de subordination entre les parties[1]. Dans le cas des auto-entrepreneurs, les deux premiers critères ne sont pas pertinents, puisqu’ils sont systématiquement remplis. En effet, il s’agit toujours d’un service rendu ou d’un travail fait pour un donneur d’ordre, en contrepartie d’une rémunération. Ce qui signifie que le critère réellement déterminant pour voir appliquer le droit du travail à l’auto-entrepreneur sera la preuve d’un lien de subordination effective, ce qui rendra factice le statut indépendant de l’auto-entrepreneur. Ce lien de subordination peut être démontré par un « faisceau d’indices », reposant sur les circonstances matérielles dans lesquelles s’exécute la prestation[2]. Ce qui va peser, face au juge, ce sera la marge de manœuvre dont dispose l’auto-entrepreneur dans l’accomplissement de sa tâche ou encore l’organisation de ses fonctions (par exemple s’il est tenu par des directives strictes dont il ne peut s’émanciper). Si le donneur d’ordre dispose, en outre, d’un pouvoir de contrôle dans l’accomplissement de la tâche et de sanction en cas de réalisation non-conforme, la requalification en contrat de travail sera d’autant plus aisée devant un juge. La preuve de la subordination peut également découler de l’environnement dans lequel se réalise la prestation. Par exemple, au cas où le donneur d’ordre détermine seul les conditions de travail (horaires, règlement intérieur, gestion des absences, etc.) la jurisprudence évoque la notion de « service organisé »[3] qui tend à faire pencher le juge vers une requalification de la relation en contrat de travail, et ce même si dans l’exécution de sa tâche, le travailleur est, de fait, autonome et indépendant. Autre indice pouvant orienter la décision du juge : l’utilisation des outils, du matériel ou des locaux de l’entreprise cliente pour réaliser l’ouvrage ou la prestation, ou encore le fait pour l’auto-entrepreneur d’avoir pour seul client l’entreprise dont il était auparavant le salarié (cas des salariés licenciés économiques ou des retraités qui reviennent travailler sous statut d’auto-entrepreneur).
Quels contrôles et quelles sanctions ?
L’Urssaf et l’inspection du travail sont, en principe, tenus de contrôler les abus et de requalifier, le cas échéant, en contrat de travail les prestations d’auto-entrepreneurs qui seraient en fait des salarié-déguisés. Un problème d’ordre pratique se pose : l’ampleur pris par le dispositif d’auto-entrepreneur, sans renforts supplémentaires pour l’administration. Autres freins à un contrôle efficace : le manque d’informations quant à l’activité exercée empêche de contrôler, dans le détail. Malgré ces difficultés, plusieurs cas de fraudes ont pu être mises au jour et sanctionnées pénalement.
- Dissimulation d’emploi salarié.
Le fait pour une entreprise de faire appel à un auto-entrepreneur qui, de fait, est sous sa subordination juridique, constitue une dissimulation d’emploi salarié : l’employeur s’est soustrait intentionnellement à la déclaration préalable d’embauche ou à la remise du bulletin de salaire. Le caractère intentionnel du délit est central, il importe d’en apporter la preuve. Le délit est caractérisé, même si l’emploi irrégulier de salarié se fait à titre occasionnel, quel que soit le secteur concerné. Une infraction lourde de conséquence pour l’auteur du travail dissimulé : dirigeant ou titulaire d’une délégation de pouvoir, ainsi que les éventuels clients, à condition de prouver qu’ils avaient connaissance de la fraude.
- Emploi d’étranger en situation irrégulière.
Il s’agit là d’un autre cas d’infraction constatée : le détournement du statut d’auto-entrepreneur, non pas pour couvrir du travail dissimulé, mais pour permettre l’emploi de main d’œuvre en situation irrégulière. La presse a mis au jour le cas de plusieurs étrangers sans-papiers, employés dans les cuisines d’un restaurant parisien qui s’étaient vus imposer le statut d’auto-entrepreneur en échange d’un emploi. L’employeur s’assurant ainsi une main d’œuvre bon marché, sans avoir à solliciter d’autorisation de travail à l’administration.
[1] Cass. soc. 22 juillet 1954, n°576