Travailleurs indépendants : le droit de négocier protégé par le droit européen

Publié le 09/01/2019

Les travailleurs indépendants bénéficient-ils du droit à la négociation collective, consacré notamment par l’article 6§1 de la Charte sociale européenne ? Telle est la question à laquelle le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a répondu par l’affirmative dans une décision publiée le 12 décembre 2018, à la suite d’une affaire portée par la Confédération irlandaise des syndicats. Décision du CEDS du 12.12.18, Irish Congress of Trade Unions c. Irlande.

La confédération irlandaise des syndicats saisit le CEDS de la conformité du droit irlandais à la Charte sociale. Le CEDS reconnaît aux travailleurs indépendants le droit de négocier des conventions collectives, y compris sur les tarifs de leur prestation.

  • La conformité du droit irlandais à la Charte sociale soumise au CEDS

La Confédération irlandaise des syndicats, qui estimait que le droit irlandais était contraire au droit à la négociation collective protégé par l’article 6 de la Charte sociale, mais aussi par de nombreux textes européens et internationaux, a saisi le Comité européen des droits sociaux.

 

Le CEDS est un organe non juridictionnel qui contrôle la conformité des droits des Etats membres du Conseil de l’Europe à la Charte sociale européenne. Il peut être saisi par une organisation de travailleurs dans le cadre d’une procédure dite de « réclamation collective ». Bien que ses décisions ne soient pas des décisions de justice, elles ont une forte influence politique et peuvent influer sur les décisions rendues par la Cour de Justice de l’Union européenne (et inversement), mais également sur les décisions rendues par le juge national.

La confédération syndicale irlandaise considérait que la décision de l’Autorité de la concurrence irlandaise prise en application de la loi de 2002 sur la concurrence contrevenait au droit à la négociation des travailleurs indépendants, en particulier des acteurs de doublage, des artistes et des musiciens. Cette autorité avait en effet décidé en 2004 que ces travailleurs (chacun d’eux étant considéré comme une « entreprise ») n’étaient pas admis à s’entendre sur la tarification de leurs services, car cela serait contraire au droit de la concurrence.

A l’appui de sa réclamation, la confédération irlandaise a fait valoir le fait que la CJUE a reconnu le droit à la négociation de travailleurs indépendants au motif que ceux-ci effectuent le même travail ou la même activité que les travailleurs salariés (CJUE, 4.12.04, FNV Kunsten Informatie en Media c. Pays-Bas, C-413/13).

De plus, pour cette confédération : « Beaucoup d’indépendants sont des travailleurs au vrai sens et dans l’acception commune du terme » (point 58).

Enfin, le syndicat avance que si la législation irlandaise a été modifiée et améliorée en 2017, « un employeur pourrait parfaitement refuser de prendre part à des négociations collectives ou de respecter une convention collective au motif que cela reviendrait à enfreindre le droit communautaire » (en particulier l’article 101 du TFUE, qui interdit les ententes entre entreprises sur les prix, v. points 64 et 65).

Pour sa défense, le Gouvernement irlandais fait valoir que des modifications de la loi ont eu lieu en 2017 afin de permettre à certaines catégories d’indépendants de négocier (points 74 à 79).

Toutefois, cette législation revue en 2017 laissait subsister un système d’autorisation par le Ministère des catégories de travailleurs indépendants habilitées à négocier, après demande d’un syndicat (points 82 et 83).

Le CEDS a donc été amené à contrôler la conformité du droit irlandais à la Charte sociale.

 

  • Les indépendants doivent bénéficier du droit à la négociation collective

Après avoir rappelé l’ensemble des textes internationaux reconnaissant le droit à la négociation collective et les décisions de la CJUE, le CEDS affirme que pour lui « en principe, les dispositions de la partie II de la Charte s’appliquent aux travailleurs indépendants, sauf lorsque le contexte exige de les limiter aux personnes salariées » (point 35).

De nombreux textes européens et internationaux protègent le droit de négocier.
-Tout d’abord, l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950 sur la liberté de réunion et d’association, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme dans plusieurs arrêts (Demyr et Baykara c. Turquie, 12.11.08, notamment).
- Ensuite, l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000.
- Enfin, l’article 8 du Pacte international des Droits économiques, civils et politiques du 16 décembre 1966, mais aussi l’article 4 de la Convention OIT n°98 sur le droit d’organisation et de négociation collective.

Pour la Cour « rien dans le libellé de l’article 6 de la Charte n’autorise les Etats parties à imposer des restrictions au droit de négociation collective pour certaines catégories de travailleurs » (point 36).

Le Comité note également l’évolution du monde du travail et la tendance à éluder la conclusion de contrats de travail. En conséquence de quoi « un nombre croissant de travailleurs » ne relève plus « de la définition du salarié dépendant » (point 37).

Or, selon le Comité « les mécanismes de négociation collective au travail se justifient par la position relativement faible de celui faisant une offre de main d’œuvre dans l’établissement des termes du contrat ». Le critère décisif pour savoir si le droit à la négociation collective doit être reconnu est donc, selon le CEDS, l’existence d’un « déséquilibre de pouvoir » (point 38).

Au final, le CEDS considère qu’« une interdiction absolue de la négociation collective qui toucherait tous les travailleurs indépendants serait excessive » (point 40).

Et le Comité VA même jusqu’à dire que : « Si cela est nécessaire et utile, et en particulier si le développement spontané de la négociation collective n’est pas suffisant, des mesures positives doivent être prises en vue d’encourager et de faciliter la conclusion de conventions collectives » (point 93).

Au final, il conclut que, de manière générale, « les travailleurs indépendants devraient jouir du droit de négociation collective par l’intermédiaire d’organisations les représentant, y compris s’agissant de la rémunération des services qu’ils fournissent» (point 95). 

Constatant que ces travailleurs ne sont pas en mesure d’influer sur les conditions de rémunération qui leur sont offertes, le comité considère par ailleurs que l’application du droit de la concurrence n’est pas vraiment pertinente, puisque les conventions ainsi conclues n’ont pas plus d’influence sur celle-ci que les conventions collectives de salariés (point 100).

En l’espèce néanmoins, le CEDS relève que l’argumentation de la Confédération irlandaise est très théorique en l’absence d’éléments prouvant que, depuis l’adoption de la réforme de 2017, des travailleurs se seraient vu refuser la reconnaissance d’appartenance à la catégorie de faux indépendants ou de travailleurs indépendants économiquement dépendants (point 110).

Au bout du bout, la plainte de la confédération irlandaise est donc écartée et le droit irlandais considéré comme conforme à la Charte.

Toutefois, l’apport principal de la décision est de reconnaître le droit des travailleurs indépendants à la négociation collective, et même d’inciter à sa protection par des mesures positives, et ce, en dépit de la législation européenne en matière de concurrence !

 

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