Travail forcé : la réparation du préjudice économique est due, même sans contrat

Publié le 17/04/2019

La victime de travail forcé doit-elle prouver l’existence d’un contrat de travail pour obtenir réparation devant la juridiction civile ? Dans un arrêt publié, la Cour de cassation vient décider que la victime du délit de rétribution inexistante ou insuffisante du travail fourni par une personne vulnérable, de surcroît mineure, n’a pas à prouver l’existence d’un contrat de travail pour obtenir réparation du préjudice économique sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile. Cass.soc.3.04.19, n°16-20490.

Faute de pouvoir appliquer à l’espèce la loi modifiée après condamnation de la France par la Cour européenne, la Haute juridiction convoque le droit européen des droits de l’homme pour admettre le droit à la réparation du préjudice économique de la victime mineure du délit de non rétribution du travail fourni par une personne vulnérable.

  • Faits, procédure et prétentions

C’est une histoire sordide. Une fillette, née au Maroc, est adoptée par un couple résidant en France à l’âge de 12 ans. Elle vit avec eux en France mais ayant été adoptée sous l’empire du droit marocain, elle est dépourvue de titre de séjour et n’est pas scolarisée. Le couple lui confie la majorité des tâches domestiques au sein du foyer.

Un jour, elle décide de porter plainte, estimant avoir été contrainte de travailler pendant 7 ans sans rétribution alors que sa vulnérabilité ou son état de dépendance était connu du couple. Elle se porte partie civile, mais sa demande de réparation ne porte que sur son préjudice moral. La juridiction répressive condamne les époux sur le fondement des articles 225-13 et 225-19 du Code pénal dans leur version alors en vigueur par un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 14 septembre 2010, devenu définitif. Les juges du fond lui accordent alors 10 000 de dommages-intérêts pour réparation de son préjudice moral.

En vertu de l’article 225-13 du Code pénal, « Le fait d’obtenir d’une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende ».

En 2011, elle saisit à nouveau la justice pour demander réparation de son préjudice économique du fait de l’absence de rétribution du travail fourni à cette époque. En substance, la chambre sociale de la cour d’appel de Versailles la déboute de cette demande au motif qu’elle n’apporte pas la preuve de l’existence d’un contrat de travail.

La victime intente alors un pourvoi devant la Cour de cassation.

  • Droit à la réparation intégrale du préjudice : un droit renforcé pour les victimes mineures

Devant la Haute juridiction, la victime fait valoir en substance que la juridiction civile a méconnu le principe d’autorité de la chose jugée au pénal sur l’action portée devant la juridiction civile et que la juridiction répressive ayant reconnu que la matérialité des faits et la constitution du délit de rétribution inexistante ou insuffisante du travail fourni par une personne vulnérable, celle-ci n’avait pas à démonter l’existence d’un contrat de travail pour demander la réparation de son préjudice économique sur le fondement de l’article 1240 du Code civil (1).

Elle prétend également que la cour d’appel a violé un certain nombre de textes internationaux condamnant l’esclavage et le travail forcé (notamment, les articles 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 2 et 4 de la Convention OIT sur le travail forcé, 1er, d) de la convention OIT supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage), et posant un âge minimum d’admission à l’emploi (article 1er de la Convention OIT 138). Elle invoque également la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989.

Saisie de l’affaire, la chambre sociale de la Cour de cassation lui donne raison.

Aux termes d’un rappel minutieux des prescriptions des textes internationaux et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a condamné la France en 2011, la Chambre sociale décide qu’il résulte de l’ensemble de ces textes que « la victime d’une situation de travail forcé ou d’un état de servitude a droit à la réparation intégrale du préjudice tant moral qu’économique qui en découle, en application de l’article 1382 devenu 1240 du code civil ».

De plus, ajoute la Haute juridiction : « ce préjudice est aggravé lorsque la victime est mineure, celle-ci devant être protégée contre toute exploitation économique et le travail auquel elle est astreinte ne devant pas être susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ».

Par cette précision, la Haute juridiction entend appliquer, avant l’heure, c’est-à-dire même si les nouveaux textes adoptés en 2013 n’étaient pas applicables à l’espèce, les principes issus de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ayant conduit à la condamnation de l’Etat français et à la modification du code pénal.

La France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire similaire intentée sur le fondement du même article 225-13 du code pénal (CEDH, 26.07.2011, Siliadin c. France). En effet, selon la Cour européenne, le droit français n’avait pas permis d’apporter à la victime, elle aussi mineure, une protection concrète et effective contre les actes dont elle avait été victime, constitutifs pour la cour de situations de travail forcé et de servitude. A la suite de cette décision de la Cour européenne, une loi de 2013 est venue enrichir cette section du Code pénal en y ajoutant les articles 225-14-1 (travail forcé), 225-14-2 (réduction en servitude) et 225-15 (comportant un II consacré à l’aggravation des peines lorsque les faits concernent des mineurs).

La Cour de cassation renvoie donc l’affaire devant les juges du fond pour l’appréciation du préjudice économique de la victime.

  • Indifférence de l’existence d’un contrat de travail, au civil comme au pénal

Par ailleurs, il faut noter que la question de l’existence d’un contrat de travail importe peu à la Cour de cassation qui admet le droit à réparation de la victime sur le fondement de la responsabilité délictuelle (article 1240 du code civil) dès lors que le délit a été reconnu constitué par la juridiction répressive. Ce n’est donc pas l’existence d’une relation salariale qui fonde ce droit, mais bel et bien l’abus de vulnérabilité ou de dépendance pour obtenir la fourniture d’un travail, voire le travail forcé ou l’état de servitude.

D’ailleurs, pour reconnaître l’existence d’un tel délit, la chambre criminelle non plus n’exige pas l’existence d’un contrat de travail. C’est ainsi que celle-ci a condamné le directeur d’un établissement hôtelier pour abus de la dépendance des stagiaires qu’il employait, du fait que ceux-ci devaient obligatoirement effectuer ce stage pour obtenir leur diplôme (2).

 

(1)    Anciennement article 1382 du Code civil : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

(2)   Crim.3.12.02, Bull.crim., n°215.