Santé / sécurité : pour les intérimaires, un CSE peut en cacher un autre !

Publié le 11/03/2020

Lorsque le CHSCT  - ou désormais le CSE - d’une entreprise d’intérim constate qu’au cours de leur mission au sein d’une entreprise utilisatrice, des salariés intérimaires sont exposés à un « risque grave », celui-ci peut-il réagir en recourant à une expertise ? Etant ici entendu que, par définition, ce « risque grave » ne peut s’être fait jour chez l’employeur intérimaire, mais entre les murs de l’entreprise utilisatrice…  C’est à cette importante question que la Cour de cassation est venue (pour la première fois) répondre à la fin du mois de février 2020. Arrêt du 26 février 2020, n° 18-22.556 publié au bulletin.

Nous sommes le 16 avril 2018 et, dans le cadre de son fonctionnement, une instance représentative décide d’adopter une délibération. Jusque-là donc, rien que de très banal. En apparence du moins... Car ce faisant, le CHSCT de Manpower France vient de recourir à une expertise « risque grave », pas pour les salariés travaillant dans l’entreprise Manpower France, mais pour des intérimaires exerçant quotidiennement au sein d’une entreprise dite utilisatrice : la société Feedback.

 

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Et si le CHSCT de l’entreprise Manpower en décide ainsi, c’est justement parce qu’il considère que ces intérimaires sont bel et bien salariés de l’entreprise d’intérim au sein de laquelle il est implanté.  Aussi, dès lors qu’ils se trouvent exposés à un « risque grave », il est du devoir du CHSCT d’expertiser la situation et de tout mettre en œuvre pour tenter de dégager des solutions viables.

A l’époque des faits, ce droit de recours à une expertise « risque grave » était prévu par l’article L. 4614-12 du Code du travail (1).

  • La contestation (provisoirement) victorieuse de l’employeur

La validité de cette délibération a été immédiatement contestée en référé par l’entreprise d’intérim qui, devant le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre, a plaidé le fait que « son » CHSCT ne pouvait nullement être habilité à recourir à une expertise dans une entreprise autre.

Pour elle en effet, c’était au CHSCT de l’entreprise utilisatrice d’intervenir. A l’appui de cette position, l’entreprise Manpower a affirmé qu’octroyer une telle possibilité à « son » comité ne pouvait être vu que comme « disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi ». A l’en croire, cela ne pouvait en effet que conduire le comité de l’entreprise d’intérim à « s’immiscer dans le fonctionnement d’une entreprise tiers » et à « accéder à des informations confidentielles ».

Autant de conséquences qui, des dires de l’entreprise Manpower, auraient pour conséquence de mettre à mal le principe de « liberté d’entreprendre » tel que le Conseil constitutionnel a déjà pu la consacrer (2). 

Et il se trouve qu’en première instance, les référés du TGI de Nanterre ont été convaincus par cette argumentation.

  • Le pourvoi en cassation (définitivement) victorieux pour le CHSCT

Cette position des juges du fond n’a pour autant pas conduit le CHSCT de l’entreprise Manpower à rendre les armes. Il a en effet immédiatement décidé de se pourvoir en cassation. Et bien lui en a pris car la Cour de cassation a jugé que, dans un tel cas de figure, le recours à une expertise « risque grave » lui était effectivement accessible.

Aussi a-t-elle décidé de casser l’ordonnance que les juges du fonds avaient rendue.

Et pour ce faire, elle a bien sûr pris soin de faire figurer à son visa l’article L. 4614-12 du Code du travail puisque c’est ce texte qui donnait compétence au CHSCT pour recourir à une expertise « risque grave ». Mais ce texte se contentait de préciser que le CHSCT pouvait « faire appel à un expert agréé (…) lorsqu'un risque grave (…) est constaté dans l'établissement », ce qui, convenons-en, n’était pas de nature à répondre pas à la question posée dans ce contentieux.

La Cour de cassation a également visé l’article L. 1251-21 4° du Code du travail. Texte selon lequel « pendant la durée de la mission, l’entreprise utilisatrice est responsable des conditions d’exécution du travail (…) », notamment pour ce qui a trait « à la santé et à la sécurité du travail ». Mais ce texte aurait davantage été de nature à justifier d’une compétence « unique » du CHSCT implanté au sein de l’entreprise utilisatrice.

Pour motiver la cassation, elle a donc précisé que chacun de ces deux articles du Code du travail devaient être « interprétés à la lumière » d’un texte ayant valeur constitutionnel - l’article 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 - et de deux textes européens - l’article 31 paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’article 6 paragraphe 4 de la directive 89/391/CEE.

Que disent ces textes ?

Les articles 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et 31 paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne « garantissent le droit à la santé et à la sécurité de tout travailleur » tandis que l’article 6 paragraphe 4 de la directive 89/391/CEE précise que « lorsque, dans un même lieu de travail, les travailleurs de plusieurs entreprises sont présents, les employeurs doivent coopérer à la mise en œuvre des dispositions relatives à la sécurité, à l’hygiène et à la santé et, compte tenu de la nature des activités, coordonner leurs activités en vue de la protection et de la prévention des risques professionnels, s’informer mutuellement de ces risques et en informer leurs travailleurs respectifs et/ou leurs représentants ».

De telles références ne pouvaient déboucher que sur une décision garantissant le droit à la santé et à la sécurité des intérimaires via une reconnaissance conjointe aux institutions représentatives du personnel de l’entreprise d’intérim et de l’entreprise utilisatrice du droit de recourir à une expertise « risque grave ».

  • L’arrêt de cassation et sa portée

A bien y regarder, il convient de préciser que l’arrêt se veut avant tout équilibré.

- D’abord parce que c’est bien à la seule expertise « risque grave » que le CHSCT de l’entreprise Manpower est autorisé à recourir. L’expertise « introduction de nouvelles technologies ou de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail » reste quant à elle hors de portée de ces représentants du personnel. Et l’on comprend bien pourquoi !  Les conséquences d’un tel recours n’auraient justement pas été acceptables en terme d’immixtion « dans le fonctionnement d’une entreprise tiers ».

- D’autre part parce que le CHSCT d’une entreprise d’intérim ne peut se trouver autorisée à recourir à l’expertise « risque grave » qu’à défaut d’action du CHSCT de l’entreprise utilisatrice.

Ici, le CHSCT de l’entreprise d’intérim ne se voit donc reconnaître qu’un simple rôle de voiture balai. Ce qui est tout à fait logique, notamment au vu des dispositions figurant à l’article L. 1251-21 4° du Code du travail, qui consacrent le principe de la responsabilité de l’entreprise utilisatrice dans les conditions d’exécution du travail.

Ce qui est recherché ici, c’est bien la protection effective de la santé et de la sécurité des intérimaires, dont nous savons que le taux d’accidentologie au travail est sensiblement plus élevé que celui des autres salariés. Et pour ce faire, ce qui compte, c’est bien qu’une instance représentative puisse intervenir en cas de « risque grave » : celle de l’entreprise utilisatrice ou, à défaut, celle de l’entreprise d’intérim.

  • Une position jurisprudentielle bienvenue… surtout dans le contexte législatif actuel

Faut-il ici rappeler que, depuis les ordonnances Macron du 22 septembre 2017, les salariés intérimaires n’ont plus du tout la possibilité d’accéder à un mandat de représentation au sein de l’entreprise utilisatrice (3) ? Alors que sous l’empire des textes anciens, la jurisprudence admettait qu’ils y soient éligibles (4)...

Une telle évolution des textes a rendu plus difficile encore la prise en compte des intérêts des intérimaires tout au long de la réalisation de leurs missions (qui, soit dit en passant, peuvent être de longue durée).

Dans un tel contexte législatif, cette position de la Cour de cassation est d’autant plus à saluer qu’elle permet de remettre les intérimaires au centre du jeu, non plus seulement par les représentants du personnel évoluant sur le lieu de travail, mais aussi par ceux de leur entreprise d’intérim.

Ce qui ne peut qu’inciter les entreprises utilisatrices, ainsi que les représentants du personnel qui y sont élus de veiller, de manière plus effective, à la préservation de la santé et de la sécurité des intérimaires.

Notons pour conclure que les prérogatives qui étaient celles du CHSCT s’agissant du recours à une expertise « risque grave » sont désormais celles du CSE  (5).



(1) Art. L.4614-12 ancien C.trav. : « Le CHSCT peut faire appel à un expert agréé : 1° Lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l'établissement ; 2° En cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l'article L. 4612-8-1. Les conditions dans lesquelles l'expert est agréé par l'autorité administrative et rend son expertise sont déterminées par voie réglementaire ».

(2) Cons.const. 08.12.16, n° 2016-741 DC.

(3) Art. L. 2314-23 al. 1er C. trav.: “ (…) Les salariés mis à disposition ne sont pas éligibles dans l’entreprise utilisatrice”

(4) Cass.soc. 22.09.10, n° 09-60.460.

(5) Art. L.2315-94 1° C.trav.

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