Racisme : des propos tenus hors de l’entreprise peuvent justifier une action en discrimination contre l’employeur
Ce n’est pas parce que des propos racistes sont tenus en dehors du temps et du lieu de travail qu’ils doivent ipso facto être considérés comme ne relevant pas de la sphère professionnelle. Selon les circonstances, ils seront susceptibles d’engager la responsabilité de l’employeur et donc de justifier une action prud’homale menée contre lui, en raison de la discrimination subie par le ou la salarié(e) victime. Voilà ce que la Cour de cassation a décidé à la mi-mai. Une décision à méditer à l’heure où les idées d’extrême-droite ne cessent de progresser et où le Rassemblement national n'a jamais été aussi proche des portes du pouvoir. Cass.soc. 15.05.24, n° 22-16.287
PROPOS RACISTES. Embauchée en CDD à l’orée de l’année 2017 par le GIE La Réunion, une salariée y a exercé en qualité de gestionnaire sinistre. Après qu’une petite année se soit écoulée, et comme tous les autres salariés du GIE, elle a été conviée à participer au repas de Noël organisé par le comité d’entreprise le 5 décembre 2017. C’est dans ce cadre a priori festif, qu’elle a eu à essuyer des propos racistes particulièrement stigmatisants de la part de sa supérieure hiérarchique. Choquée par ce qu’elle venait de subir, elle a très rapidement été mise en arrêt-maladie par son médecin traitant ; arrêt qui sera finalement reconduit jusqu’au 28 février 2018.
Au cours de cette période d’interruption de son activité, la salariée saisira le conseil de prud'hommes afin d'y requérir la résiliation judiciaire de son contrat de travail en raison du harcèlement discriminatoire qu’elle avait eu à subir.
Au regard de la nature des faits, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) est intervenu volontairement à l’instance, au côté de la salariée. Tandis que la Défenseure des droits (DDD) y a présenté ses observations.
L’action en justice de la salariée… et la réplique de l’employeur
A l’appui de la demande de résiliation judicaire de son contrat de travail « produisant les effets d'un licenciement nul » et de dommages intérêts « pour harcèlement moral discriminatoire », la salariée faisait état de la discrimination raciale qu’elle avait subie dans l'évolution de sa carrière ainsi que des propos racistes qui lui avaient été adressés.
Qu’entend-on par « harcèlement moral discriminatoire » ? D’après la loi, le harcèlement discriminatoire est une forme de discrimination et se définit comme « tout agissement lié à un motif prohibé (comme ici l’origine ou l’appartenance ou le non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race) subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant »(1).
Pour la salariée, l’atteinte portée par l’employeur à son obligation de sécurité était manifeste puisqu’il avait laissé prospérer à son endroit de la discrimination et de la violence morale, sous la forme de « quolibets et de clichés racistes » proférés « de manière récurrente » par sa supérieure hiérarchique et qui visaient tout autant sa propre personne que « les noirs en général ». Ce comportement répréhensible, diffus durant toute la première année d’exécution du contrat de travail, avait atteint son point d’orgue le 5 décembre 2017, lors du repas de Noël organisé par le comité d’entreprise.
Afin d’étayer la réalité que ce qu’elle avait eu à subir, la salariée s’était évertuée à présenter « des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement » : des échanges de mails, des courriers en recommandé avec accusé de réception, des dépôts de main courante, le compte-rendu d’une enquête menée par le CHSCT… Brefs, des éléments factuels, étayés et potentiellement déterminants mais qui, à bien y regarder, n’avaient trait qu’aux incidents ayant émaillé le repas de Noël du 5 décembre…
Une aubaine pour l’employeur qui s’évertua alors à convaincre les juges que de tels propos n’étaient effectivement pas de nature à engager sa responsabilité puisqu’ayant été tenus dans le cadre d’un événement lui étant extérieur : un repas organisé par le comité d'entreprise -personne morale distincte de celle de l’entreprise- et qui plus est en dehors du lieu et du temps de travail.
Des faits ne relavant pas du professionnel pour la cour d’appel de Versailles…
Mission accomplie pour la partie patronale ! Malgré les éléments versés par la salariée, les juges de la cour d’appel de Versailles se sont laissé séduire par sa thèse en estimant que « la salariée n'établissait pas de faits laissant supposer qu'elle aurait subi des agissements constitutifs d'un harcèlement moral ou d'une discrimination raciale et qu'elle n'était pas fondée à solliciter la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l'employeur ». Car, si elle avait manifestement subi le racisme décomplexé de sa responsable hiérarchique, les propos que celle-ci avait tenus ne semblaient -au vu des éléments produits par la salariée- n’avoir émergé qu’une seule fois… Qui plus est au cours d’un temps déconnecté de la vie professionnelle.
Ainsi pouvions-nous lire dans l’arrêt d’appel que si « la référence à la couleur de peau de la salariée avait été évoquée par sa supérieure hiérarchique », cela s’était produit « dans le contexte très particulier d'un repas festif, indépendant de l'activité professionnelle et dans le cadre d'une discussion relative aux avantages que la salariée expliquait pouvoir obtenir dans le cadre de réclamations ». Sans qu’il ne soit démontré par la salariée que de tels propos avaient par la suite connu d’une réitération.
Ainsi, ne pouvait-il y avoir « harcèlement discriminatoire » puisque la salariée n’était en mesure de justifier que d’un seul fait ayant trouvé à se réaliser en dehors de la relation de travail.
… mais pas pour la Cour de cassation
Pour la Cour de cassation, la décision prise par les juges d’appel ne pouvait qu’être censurée au regard des textes qui proscrivent la discrimination et qui aménagent la charge de la preuve au bénéfice du salarié victime souhaitant agir aux prd’hommes.
Puisqu’il était factuellement acquis qu’ « au cours d'un repas de Noël avec des collègues de travail organisé par le comité d'entreprise », la salariée avait essuyé de la part de sa supérieur hiérarchique des propos « tenant à sa couleur de sa peau », les juges du fond auraient dû en déduire que ces propos « relevaient de la vie professionnelle de la salariée et que cette dernière présentait des éléments laissant supposer une discrimination ». Et qu’en en décidant autrement, ils avaient violé pas moins de trois textes :
- l’article L. 1132-1 du Code du travail qui proscrit les discriminations dans le cadre des relations de travail « en raison, notamment, de l’origine, de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race » ;
- l’article L. 1134-1 du Code du travail qui aménage la charge de la preuve en précisant que « lorsque le salarié présente plusieurs éléments de fait constituant selon lui une discrimination directe ou indirecte, il appartient au juge d'apprécier si ces éléments pris dans leur ensemble laissent supposer l'existence d'une telle discrimination et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination » ;
- l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 qui précise, d’une part, que « constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son origine (…), de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race (…), une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable » et que, d’autre part, « la discrimination inclut tout agissement lié à l'un » de ces motifs (…) « et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».
De cette décision, nous pouvons considérer que, même lorsque des faits de racisme trouvent à se dérouler en dehors du temps et du lieu de travail, à l’occasion d’un évènement pas nécessairement organisé par l’entreprise, ils peuvent tout de même se trouver rattachés au professionnel et justifier une action prud’homale contre l’employeur. Le critère que semble retenir les juges du quai de l’Horloge est que ces propos soient tenus par un ou des collègues de travail au cours d’un évènement rassemblant les collègues de travail.
Les événements festifs organisés par les CSE sont donc en premier lieu concernés.
A nous, militants CFDT, de nous montrer vigilants, de ne laisser passer aucun propos raciste, et d’exiger des employeurs qu’ils prennent toutes les mesures nécessaires pour protéger les salariés contre de tels agissements.
[1] Art. 1 de la loi n°2008-496 du 27.05.08.