Cass.soc.11.12.24, n°23-20716
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2024 aura vu la Cour de cassation se pencher à de nombreuses reprises sur des questions attenantes à des échanges de SMS au contenu parfois douteux entre collègues d’une même entreprise, tentant à chaque fois de tracer une ligne claire entre ce qui est susceptible d’être retenu pour justifier un licenciement et ce qui ne saurait l’être, entre ce qui est susceptible d’être considéré comme excessif et ce qui ne saurait l’être mais surtout, entre ce qui relève de la vie professionnelle du salarié -qui peut ouvrir à sanction- et ce qui relève de sa seule vie privée -sur le terrain de laquelle l’employeur ne saurait s’aventurer. Aussi, et afin de clore cette année de construction jurisprudentielle, les juges du quai de l’Horloge sont-ils venus mi-décembre nous livrer un ultime opus et, par la même occasion, nous apporter de bien précieuses précisions. Cass.soc.11.12.24, n° 23-20.716, publié au bulletin.
Nous sommes en 2018. Après avoir exercé sept années durant en qualité de business unit manager et après avoir été en charge pendant un an et demi des responsabilités les plus hautes -conseiller du président-, un salarié de la société MAPE se trouve brutalement licencié pour faute lourde.
Mais que s’est-il donc passé pour déboucher sur une telle infamie ?
Deux choses bien distinctes : d’une part, un refus de collaborer avec la nouvelle direction et, d’autre part, « des propos critiques et dénigrants visant la société et ses dirigeants tenus lors d’échanges électroniques et par SMS envoyés au moyen de son téléphone portable professionnel ».
Mais c’est bien sur le second axe de la motivation de son congédiement que le contentieux prud’homal impulsé par le salarié a fini par se cristalliser ; le curseur trouvant à s’arrêter sur deux problématiques juridiques particulièrement sensibles : celle de la liberté d’expression et celle de la nature potentiellement privée des échanges réalisés par un salarié à l’aide de son téléphone portable professionnel.
Attardons-nous sur l’une et l’autre :
Comme nous le savons, le salarié jouit, dans comme hors de l’entreprise, de sa liberté d’expression. Celle-ci ne pouvant connaître de restrictions que si elles sont « justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ». Ce, en stricte application des dispositions figurant à l’article L. 1121-1 du Code du travail.
Cet article consacre l’existence d’un principe essentiel. A savoir qu’à l’occasion de sa relation de travail, le salarié ne doit pas subir d’atteinte(s) aux « droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives » sauf à supposer que celle(s)-ci soient « justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ».
Or, qu’en était-il en l’espèce ?
Dans le détail, il était reproché au salarié d’avoir, par échanges de mails et de SMS :
- critiqué, auprès d’autres salariés, certaines décisions légitimement prises par l’employeur (obligation pour les cadres de déclarer leurs heures de travail et pour les responsables d’unité d’exploitation de remplir leurs chiffres dans un logiciel) ;
- approuvé l’initiative prise par un ancien salarié de l’entreprise d’attraire la société aux prud’hommes tout en indiquant à un salarié encore en poste que la société « avait de fortes probabilités de perdre devant cette juridiction » ;
- après que les fonctions de conseiller du président lui ont été retirées, envoyé à son « N+1 » et à d’autres collègues des courriels au contenu particulièrement « sarcastique et contestataire ».
Et c’est sur la base de tels faits que la cour d’appel de Paris apu considérer que l’abus par le salarié de sa liberté d’expression était constitué.
A tort selon le salarié, les juges du fond n’ayant, selon lui, été en mesure :
- ni de relever « l’emploi de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs »,
- ni de démontrer que « compte tenu du cadre dans lequel ils avaient été tenus » -échanges par SMS-, les propos du salarié entraient dans le cadre d’un usage abusif de la liberté d’expression,
Et que, ce faisant, à en croire le pourvoi, ces mêmes juges auraient non seulement violé l’article L. 1121-1 du Code du travail mais encore l’article 10 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de d’Homme et des libertés fondamentales (CESDHLF).
Cet article précise que « toute personne a droit à la liberté d'expression » et que « ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière ».
Une telle argumentation ne convaincra cependant pas la Cour de cassation qui, à l’appui d’un fait bien précis, considérera que le salarié auteur du pourvoi avait effectivement abusé de sa liberté d’expression. Parmi l’ensemble des propos reprochés, il était en effet relevé qu’il avait détourné le sens d’un acronyme ayant court dans l’entreprise : EPD pour « entretien progrès développement » en usant, dans un échange SMS avec un collègue, de l’appellation « le PD » -en lieu et place de l’EPD- pour désigner le directeur général de l’entreprise.
Et la Haute juridiction de considérer qu’il s’agissait là de l’emploi de « termes injurieux et excessifs » caractérisant, par eux-mêmes, un abus dans l’exercice de la liberté d’expression, « peu important le caractère restreint de la diffusion de ces propos ».
Ceci étant constaté, le salarié ne pouvait donc pas arguer de la mise à mal de sa liberté d’expression au soutien de la contestation de son licenciement.
Car l’argumentation du salarié allait bien au-delà du strict périmètre de la liberté d’expression. Elle consistait également à affirmer que le contenu -quel qu’il soit- des échanges SMS, ne pouvait en aucun cas être invoqué par l’employeur à l’appui d’une sanction disciplinaire… dans le sens où il n’était constitutif que d’une « conversation privée ». Conversation donc impossible d’être rattachée à la sphère professionnelle et d’être considérée comme « un manquement du salarié à ses obligations professionnelles ».
Pourquoi cela ? Parce que la plupart des propos échangés -aussi bien ceux relatifs aux litiges opposant la société à deux anciens salariés de l’entreprise que ceux critiquant la société et dénigrant ses dirigeants- l’avaient été par SMS, certes via un téléphone portable professionnel, mais sans qu’ils aient vocation à « être rendus publiques ».
Aussi, la partie salariée affirmait-elle que, sauf à violer non seulement l’article L. 1121-1 du Code du travail mais aussi l’article L. 1331-1 du même Code[1], la cour d’appel aurait dû considérer que ces propos devaient échapper à toute forme de contrôle disciplinaire de la part de l’employeur.
Mais là encore, l’argument ne fera pas mouche devant la Cour de cassation. D’abord, parce que les SMS litigieux avaient été envoyés à l’aide d’un téléphone professionnel à des salariés de l’entreprise, actuels et anciens. Et que, ce faisant, ils « bénéficiaient d’une présomption de caractère professionnel »[2]. Ensuite, parce que leur contenu était effectivement en rapport avec l’activité professionnelle…
En conséquence, il était impossible d’affirmer qu’ils « revêtaient un caractère privé ». Peu important que « ces échanges ne fussent pas destinés à être rendus publics ».
Sur ce dernier point, l’arrêt ici commenté mérite d’être mis en perspective avec deux autres arrêts rendus courant 2024, l’un le 6 mars[3], l’autre le 25 septembre[4].
Dans la 1e affaire, la salariée d’une caisse primaire d’assurance maladie avait été licenciée pour avoir échangé avec un groupe restreint de collègues et en usant du matériel informatique professionnel, des propos à caractère raciste et xénophobe. Dans la 2nde, le salarié d’une entreprise l’avait été pour avoir échangé avec trois autres personnes -deux collègues et une personne extérieure à l’entreprise- « des mails à caractère sexiste et dégradant pour les femmes », là encore en usant du matériel informatique de l’entreprise.
- Dans les deux cas, les licenciements avaient été frappés de nullité car, contrairement aux faits de l’espèce inhérente à l’arrêt de décembre, les opinions exprimées -aussi choquantes pouvaient-elles être- avaient été sans incidence sur l’emploi et/ou les relations avec les clients, usagers ou collègues.
- Dans les deux cas, la Cour de cassation n’avait donc pu que constater que la liberté fondamentale que constitue la vie privée du salarié avait été mise à mal par le licenciement... et annuler ce dernier.
Mais comme nous l’avons vu, tel n’était pas le cas dans l’affaire ici commentée du fait du caractère professionnel du contenu des échanges : le dénigrement de la société et de ses dirigeants constaté dans les SMS pouvant alors être assimilé à une intention de nuire à l’employeur et caractériser l’existence d’une faute lourde.
[1] Le 1e article du titre que le Code du travail consacre au droit disciplinaire et qui précise ce qu’il faut entendre par faute et par sanction : « constitue une sanction toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l'employeur à la suite d'un agissement du salarié considéré par l'employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l'entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération ».
[2] A noter que par une telle appréciation, la chambre sociale met ses pas dans ceux de la chambre commerciale qui, dans un arrêt déjà ancien, avait déjà pu poser les fondements d’une telle présomption : Cass.com.10.02.15, n° 13-14.779.
[3] Cass.soc.06.03.24, n° 22-11.016.
[4] Cass.soc.25.09.24, n° 23-11.860.