Liberté d’expression : la CEDH renforce la protection en cas de risque pour l’environnement ou la santé humaine
Dans une récente décision, la Cour européenne des droits de l’homme consolide la protection de la liberté d’expression des salariés divulguant des informations présentant un intérêt public. Elle considère la révélation de risques sur l’environnement et la santé humaine comme des intérêts publics justifiant le recours à la divulgation publique par le salarié et juge excessive la sanction de licenciement intervenue en représailles. CEDH, 8 octobre 2024, Aghajanyan C. Arménie.
Un salarié dénonce publiquement un danger et est licencié
Cette affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme oppose un salarié arménien employé par une entreprise privée à son employeur et à l’Arménie.
Un chercheur travaillant dans une usine de produits chimiques a signalé à plusieurs reprises à ses supérieurs le danger que constituait l’absence de traitement approprié de déchets chimiques (laque éthynol) stockés dans l’usine. Toutefois, son employeur a ignoré ses alertes, pourtant étayées par des rapports, ainsi que ses propositions pour retraiter ces déchets. Des incidents se sont produits sans que cela ne fasse davantage réagir l’employeur. Tant et si bien que ce salarié a finalement dévoilé les risques encourus pour la santé publique et l’environnement lors d’une interview dans un journal. A cette occasion, il a également révélé des informations sur les salaires dans l’entreprise.
C’est la raison pour laquelle, le salarié a ensuite été licencié sans préavis pour perte de confiance et non-respect de ses obligations contractuelles et réglementaires de confidentialité.
Contestant son licenciement, il a saisi les juridictions nationales. Les juges arméniens ont considéré que son licenciement était justifié, en tant qu’il était fondé sur le Code du travail arménien autorisant le licenciement pour perte de confiance. Ils ont écarté les arguments du salarié fondés sur la liberté d’expression considérant que celui-ci était lié par la clause de confidentialité inscrite dans son contrat de travail ainsi que par le règlement intérieur de l’usine.
C’est ainsi qu’ayant épuisé les voies de recours internes, le salarié a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, se prévalant de la violation de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui consacre la liberté d’expression.

Que prévoit la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?
La liberté d’expression au sens du droit européen recouvre à la fois « la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées ». Elle est consacrée dans des termes identiques aux articles 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Certaines restrictions peuvent y être apportées dans un but de protection de la santé ou de la morale, de la réputation ou des droits d'autrui, ainsi que pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.
La liberté d’expression dans les relations professionnelles selon la CEDH
Devant la Cour européenne des droits de l’homme, le salarié faisait valoir que son licenciement en raison des propos tenus dans une interview portait une atteinte excessive à son droit à la liberté d’expression reconnue par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Quand peut-on saisir la CEDH ?
La Cour européenne des droits de l’homme peut être saisi soit par l’un des Etats signataires de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, soit par toute personne physique, organisation non gouvernementale ou groupe de particuliers s’estimant victime de la violation par l’un des Etats signataires d’un de ses droits garantis par la Convention. L’auteur de la saisine doit avoir épuisé les voies de recours internes et être la victime directe d’un préjudice important. Enfin, la saisine de la CEDH doit intervenir dans les 4 mois suivant le rendu de la dernière décision interne.
Dans un premier temps, la Cour rappelle les principes généraux qu’elle a dégagé au fil des décisions rendues sur le fondement de l’article 10 de la Convention.
Premier rappel : la protection de la liberté d’expression sur le fondement de la Convention s’étend au lieu de travail en général. L’employeur pouvant être aussi bien l’administration, qu’une société privée. C’est en effet une affaire concernant un fonctionnaire moldave au parquet général qui a donné lieu à l’une des premières décisions de la Cour rendue à ce sujet en 2008 (1).
La Cour en profite pour souligner que la protection de la liberté d’expression « ne dépend pas seulement sur une obligation de l’Etat de ne pas intervenir, mais peut exiger des mesures positives de protection, même dans le domaine des relations entre particuliers ». Autrement dit, la loi doit protéger la liberté d’expression des salariés. Ce faisant, un juste équilibre doit être trouvé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté dans son ensemble.
Second rappel : le cadre de la protection et du contrôle opéré. La Cour rappelle ici qu’il revient aux autorités nationales, notamment les tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne d’une manière qui donne son plein effet aux droits et libertés garantis par la Convention, le contrôle de la CEDH ne devant intervenir que de manière subsidiaire.
La Cour se livre ensuite à l’application au cas d’espèce des critères de contrôle dégagés en particulier dans la décision Guja (précitée) et dans le récent arrêt LuxLeaks (2). En l’absence de définition juridique du lanceur d’alerte, la Cour assure la protection du droit de divulguer de telles informations grâce à un examen circonstancié dont les lignes directrices sont les suivantes :
Existe-il d’autres moyens de porter remède à la situation jugée critiquable ?
L’information divulguée présente-t-elle un intérêt public ? Ce qui, le cas échéant, suppose pour la Cour d’admettre « le recours direct à une voie externe de divulgation pouvant se traduire par la saisine des médias » (3).
Les informations divulguées sont-elles authentiques et le requérant est-il de bonne foi ?
L’effet dommageable de la divulgation a-t-il été mis en balance avec l’intérêt public en cause ?
La sanction imposée en réaction à l’exercice de la liberté d’expression est-elle proportionnée ?
Protection renforcée de la liberté d’expression au service de l’environnement, de la sécurité au travail et de la santé humaine
D’abord, la Cour relève que les décisions des juges nationaux ne sont, en l’espèce, que très peu motivées, voire parfois contradictoires. Elle réaffirme ensuite que :
Si le devoir de loyauté et de discrétion des employés envers leurs employeurs exige que la diffusion d’informations soit effectuée avec modération et convenance, « cette obligation peut être supplantée par l’intérêt que le public peut avoir pour une information particulière » (4).
Elle souligne que le salarié a divulgué une information concernant la protection de l’environnement, les atteintes à la santé humaine et à la sécurité sur le lieu de travail. Elle relève ensuite qu’aucun préjudice pour l’entreprise ne semble résulter de l’interview du salarié, alors que la sanction subie par le salarié était, aux dires des juges internes « la plus lourde possible ». Elle en conclut que les juridictions internes n’ont pas atteint un juste équilibre au regard des critères établis par sa jurisprudence et n’ont pas fourni de motifs « pertinents et suffisants » à l’appui de leurs décisions (5).
Si cette décision ne fait finalement qu’appliquer les principes issus de décisions antérieures (GUJA et LUXLEAKS), elle n’en demeure pas moins intéressante en ce qu’elle consacre les risques environnementaux et à la santé humaine comme des intérêts publics suffisamment importants pour prévaloir (au terme d’une mise en balance et d’une analyse de proportionnalité) sur les clauses de confidentialité et les secrets commerciaux et permettre la divulgation à un large public. Le secret des affaires serait-il menacé ?...
(1) CEDH, arrêt du 12.2.2008, Guja c. Moldova, 14277/04.
(2) CEDH, arrêt Grande Chambre du 14.2.2023, Luxleaks n°21884/18.
(3) Luxleaks précité.
(4) Considérant 41.
(5) Considérant 45.