Travailleurs des plateformes numériques : sont-ils indépendants ou salariés ?

  • Différentes formes d'emploi (portage salarial, travailleurs indépendants, plateformes)

Salariés ou indépendants, les travailleurs des plateformes numériques sont des travailleurs souvent précaires. Bien que la réglementation évolue pour leur conférer davantage de droits, ils exercent trop souvent dans une situation de dépendance économique vis-à-vis des plateformes, confinant parfois à de la véritable subordination juridique. Quel est leur statut et quelles sont les protections prévues en droit français et en droit européen ? Un récent arrêt Uber rendu par la Cour de cassation en juillet relance le débat. Cass.soc.9.07.25, n°24-13513.

Les travailleurs des plateformes : des indépendants, par principe ?

 Depuis la loi Travail du 8 août 2016, les « travailleurs indépendants recourant, pour l'exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique » bénéficient des dispositions relatives à la responsabilité sociale de plateforme prévues au livre 7 du Code du travail (articles 7342-1 et s.). Autrement dit, les travailleurs de plateforme peuvent être considérés comme des indépendants et ils ne bénéficient alors pas de l’ensemble des protections garanties aux salariés (telles que celles relatives à l’encadrement des temps de repos et de la durée du travail, au salaire minimum, aux congés payés, au droit d’alerte et de retrait, etc.) mais ont des droits spécifiques accordés du fait de leur vulnérabilité économique.

Les droit spécifiques des travailleurs des plateformes 

Selon la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, dite "LOM", qui a complété la responsabilité sociale des plateformes, les plateformes doivent assurer aux travailleurs indépendants certaines protections (art. L.7342-2 à L.7342-4 C.trav.):

-            prise en charge de l’assurance contre les accidents du travail lorsque le travailleur souscrit une assurance couvrant ce risque,

-            contribution à la formation professionnelle,

-            et prise en charge des frais liés à la formation.

Par ailleurs, la "LOM" permet aux travailleurs d’accéder à leurs données concernant leur activité au sein de la plateforme (Art.L7342-7 C.trav.). 

Depuis 2016, ces travailleurs indépendants ont également le droit de constituer et d’adhérer à des organisations syndicales, ainsi que celui de participer à des mouvements collectifs pour défendre leurs revendications professionnelles (art.L.7342-5 et L.7342-6 C.trav.). Pour autant, ces droits peinent encore à se concrétiser, faute de protection et de moyens financiers suffisants des travailleurs. 

Côté protection sociale, les travailleurs de plateforme indépendants bénéficient d’une couverture pour les principaux risques (maladie, maternité, retraite), mais la protection en cas d’accident du travail n’est pas automatique : ils doivent souscrire une assurance volontaire. De plus, ils ne sont généralement pas couverts par l’assurance chômage.

Afin de renforcer les droits des travailleurs de plateforme des secteurs de la mobilité, un dialogue social de secteur a été mis en place par deux ordonnances en 2021 et 2022 qui prévoient des dispositions sur la représentation et sur la négociation collective dans les secteurs de la mobilité (https://www.cfdt.fr/mes-droits/actualites-juridiques/le-contrat-de-travail-et-autres-formes-demploi/travailleurs-des-plateformes-representation-et-negociation-acte-final).

Pour aller plus loin 

L'ordonnance du 6 avril 2022 a créé un article L.1326-2 du Code des transports, en vertu duquel: "Les plateformes mentionnées à l'article L. 1326-1 communiquent aux travailleurs, lorsqu'elles leur proposent une prestation, la distance couverte par cette prestation, la destination et le prix minimal garanti dont ils bénéficieront, déduction faite des frais de commission, dans des conditions précisées par décret. Elles laissent aux travailleurs un délai raisonnable pour accepter ou refuser la prestation proposée.

Les travailleurs peuvent refuser une proposition de prestation de transport sans faire l'objet d'une quelconque pénalité. La plateforme ne peut notamment pas suspendre ou mettre fin à la relation contractuelle qui l'unit aux travailleurs au motif que ceux-ci ont refusé une ou plusieurs propositions."

Les travailleurs de plateforme des secteurs de la mobilité bénéficient ainsi de droits spécifiques.

Toutefois, il convient de souligner qu'aucune de ces dispositions ne se prononcent sur le statut, de salarié ou d’indépendant, des travailleurs de plateforme. A ce jour, les différentes lois n'ont fait que prévoir des protections pour les travailleurs de plateforme qui exercent leur prestation dans des conditions réelles d'indépendance.

Il est donc revenu aux juges de se prononcer, au cas par cas, et selon sa jurisprudence habituelle, sur l’existence, ou non, d’un contrat de travail.

Le lien de subordination :  critère essentiel de requalification en contrat de travail

Parce qu’ils sont traités par les plateformes comme des indépendants, bien souvent les travailleurs des plateformes ne signent pas de contrat de travail. Toutefois ils peuvent se voir reconnaitre le statut de salarié, en particulier en saisissant le conseil de prud’hommes.

Trois éléments caractérisent le contrat de travail :

-            la fourniture d’un travail,

-            le paiement d’une rémunération,

-            et l’existence d’un lien de subordination juridique.

Dans le cas des travailleurs de plateforme, c’est sur l’existence, ou non, d’un lien de subordination que se concentre le contentieux. Depuis un arrêt de principe dit Société Générale (1), la jurisprudence pose une définition de la subordination juridique. Celle-ci est caractérisée par l’existence de 3 pouvoirs de l’employeur (ou du prétendu "donneur d’ordres") :

-le pouvoir de l’employeur de donner des ordres et des directives,

-le pouvoir de contrôler l’exécution du travail,

- le pouvoir de sanctionner d’éventuels manquements.  

De plus, de jurisprudence constante depuis un arrêt d’Assemblée plénière (2), la Cour de cassation applique systématiquement le principe de réalisme selon lequel ce sont les conditions réelles d’exécution du travail qui déterminent le statut social véritable du travailleur. Cette solution a d’ailleurs été fortement réaffirmée à propos d’un chauffeur de taxi employé comme indépendant (3) : « l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs ».

Concernant le statut des travailleurs des plateformes numériques,  dans un arrêt de 2018 (4), la Cour de cassation a reconnu que certains éléments comme la géolocalisation en temps réel ou le pouvoir de sanction (ex : désactivation du compte) peuvent indiquer l’existence d’un lien de subordination.

Dans cet arrêt, la Cour de cassation a caractérisé le lien de subordination sur la base de 2 critères:

- L’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et comptabilisant le nombre total de kilomètres parcourus (la plateforme n’aurait alors pas pour seul rôle de mettre en relation le restaurateur, le client et le coursier) ;

- La société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, notamment via une perte de bonus lors des retards de livraison, ou pire, une désactivation du compte du coursier après plusieurs retards.

Cette solution a été confirmée par la suite, en particulier dans un arrêt Uber (5). Ainsi, si ces éléments sont présents, il est possible, au cas par cas, de requalifier la relation en contrat de travail salarié.

Toutefois un nouvel arrêt Uber rendu par la Cour de cassation le 9 juillet 2025 (6) a suscité des interrogations quant au maintien de la jurisprudence de la Cour de cassation (v. le commentaire de J-E. Ray ici). 

En effet, dans cette décision, la Cour de cassation rejette le pourvoi d'un VTC contre la décision de la cour d'appel de Paris qui a refusé de requalifier son contrat de partenariat avec Uber en contrat de travail. La Cour de cassation reprend néanmoins ici une motivation classique issue de l'arrêt Société générale, selon laquelle "le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné" (7). 

La Chambre sociale relève que pour rejeter la demande, les juges du fond se sont fondés sur différents éléments, dont:

- le fait que si l'intéressé était intégré à un service organisé par la platerforme Uber, les chauffeurs n'étaient liés par aucune obligation de non-concurrence ou d'exclusivité, qu'ils avaient la liberté de travailler et de s'inscrire sur d'autres applications ou d'exercer en dehors de toute application;

-le chauffeur pouvait refuser une course, déterminer lui-même l'itinéraire le plus efficace et qu'ainsi il ne démontrait pas que le société formulait des directives ou des ordres durant l'exécution de celle-ci;

-qu'il n'était ni justifié ni allégué une suspension ou une rupture de la relation contractuelle en lien avec les refus de prestation.

En bref, cet arrêt ne nous paraît pas constituer, ni même annoncer, un revirement, contrairement à ce qui a pu être suggéré (v. le commentaire de J-E. Ray). En effet, la motivation de la Chambre sociale est identique aux précédents arrêts de la Haute juridiction, le lien de subordination continuant d'être apprécié sur la base des mêmes indices. La problématique que pose cette solution  nous paraît davantage liée à la difficulté pour ces travailleurs d'apporter la preuve de leur subordination à l'égard des plateformes, notamment du fait de la présomption d'indépendance par l'article L.8221-6 du Code du travail. D'où l'importance d'adopter une présomption de salariat au profit de ces travailleurs, comme le prévoit la Directive européenne.

Vers une présomption légale de salariat pour les travailleurs des plateformes

Pour faire face à une demande croissante de requalification en contrat de travail, et constatant que les diverses cours suprêmes des Etats membres de l’Union se sont globalement prononcées dans le sens du statut de salarié, la directive UE du Parlement européen et du Conseil 23 octobre 2024 relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme (8) prévoit une présomption de salariat au bénéfice des travailleurs de plateformes numériques.

Concrètement, l’article 5 de la directive prévoit que « lorsqu’il est constaté des faits témoignant d’une direction et d’un contrôle », les travailleurs de plateformes doivent être présumés être salariés.

Ainsi, les Etats membres devront prévoir, lors de la transposition dans les droits nationaux, « une vraie présomption réfragable de relation de travail qui constitue une facilitation procédurale en faveur des personnes exécutant un travail via une plateforme, et les Etats membres assurent que cette présomption légale n’a pas pour effet d’alourdir la charge des exigences pesant sur les personnes exécutant un travail via une plateforme » (art. 5, §2). De plus, la directive oblige à rendre applicable la présomption au-delà des contentieux prud’homaux, à « toutes les procédures administratives et judiciaires pertinentes où la détermination correcte du statut professionnel de la personne exécutant un travail via une plateforme est en jeu » (art.5, §3). On peut par exemple penser aux poursuites pour travail illégal…

Par ailleurs, la directive prévoit aussi des mesures pour encadrer la surveillance algorithmique, et ce que le travailleur soit salarié ou indépendant (art. 7 à 15). De plus, des voies spécifiques de recours et de communication devront être prévues : actions au nom des personnes exécutant un travail via une plateforme (art.19) ; canaux de communication (art.20)…

La directive devra être transposée en droit français d’ici la fin 2026.

L'arrêt de la Cour de cassation : Cass.soc.9.07.25, n°24-13513.


 (1) Cass.soc. 13.11.96, n° 94-13.187.

(2) Ass. Plén. 4.03. 83, n°81-15290.

(3) Cass.soc.19.12. 00, n°98-40572.

(4) Cass.soc. 28.11.18, n° 17-20.079.

(5) Cass.soc.4.03.20, n°19-13316.

(6)Cass.soc.9.07.25, n°24-13513.

(7) Cass.soc.13.11.96, n°94-13187.

(8) Dir. (UE) 2024/2831.

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