UES : l’accord collectif qui en reconnait l’existence n’est pas un accord interentreprises

Publié le 20/03/2024

En précisant que la reconnaissance de l’existence d’une UES (unité économique et sociale) peut notamment être le fait d’un « accord collectif », le Code du travail a entendu donner toute sa place au dialogue social. Mais en renvoyant à une notion aussi large et générique que celle d’ « accord collectif », il a aussi -bien malgré lui- contribué à entretenir une certaine confusion. Pour ne pas dire, une confusion certaine. Car, disons-le, une telle imprécision de la loi associée à la tentation qui peut être celle des employeurs de réduire au maximum le nombre de négociateurs syndicaux a parfois conduit à des interprétations pour le moins extensives. Dans l’affaire ici commentée, des employeurs constitués en UES ont ainsi opportunément considéré que par « accord collectif », il fallait entendre « accord interentreprises ». Avec les conséquences induites que nous aurons l’occasion de détailler s’agissant des interlocuteurs syndicaux qu’il convient d’inviter à négocier. Un tel positionnement patronal a reçu la bénédiction des juges du fond… mais pas celle des juges du droit. Fidèles à leur jurisprudence, les juges du quai de l’Horloge ont ainsi remis les pendules à l’heure. En précisant, on ne peut plus clairement, qu’un accord qui vise à reconnaitre l’existence d’une UES -ou à en modifier le périmètre- ne peut en aucun cas être considéré comme un accord interentreprises. Cassation sociale du 6 mars 2024, n° 22-13.672, publié au Bulletin.  

L’Unité économique et sociale (UES), ça vient d’où et ça sert à quoi ?

L’UES est un périmètre constitué au-delà des entreprises qui la composent et qui permet aux salariés qui y travaillent de bénéficier, à ce niveau-là, d’une représentation du personnel.

D’origine purement prétorienne, la notion d’UES a progressivement réussi à se faire une place de choix dans nos textes de loi. Au cœur des années 1970, elle a d’abord germé au niveau des juridictions répressives afin de sanctionner les tentatives de certains employeurs consistant à diviser artificiellement  les collectifs de travail via l’affectation de leurs salariés au sein de plusieurs entités juridiquement indépendantes les unes des autres. L’idée étant de répartir les salariés dans plusieurs entités employeuses plutôt que de les faire embaucher par une seule. Dans le but non-avoué que, dans chacune d’entre-elles, les seuils de mise en place des représentants du personnel ne soient jamais atteints.

De nos jours, notons-le, la reconnaissance d’UES ne vise plus seulement à contrecarrer la fraude patronale. Elle peut aussi venir répondre à une situation de fait où plusieurs entreprises se trouvent imbriquées entre-elles, tant socialement qu’économiquement. Sans qu’il y ait nécessairement à l’origine de volonté des employeurs de contourner les règles inhérentes à la représentation du personnel.  

L’UES, comment peut-elle être reconnue ?

Dès lors qu’une UES regroupe au moins 11 salariés, elle peut être reconnue soit « par accord collectif », soit « par décision de justice »[1].

Dans tous les cas, une chance peut donc être donnée à la négociation. À la suite d’une prise de conscience des employeurs qui, de fait, la constituent ou -plus surement- de celle des salariés qui y travaillent.

Mais nous verrons aussi que la référence faite -sans davantage de précision- à la notion d’ « accord collectif » sera de nature à ouvrir la porte à l’interprétation et in fine au contentieux.

 

En l'espèce, que s'est-il passé ?

De longue date, la société Capgemini ainsi que plusieurs de ses filiales sont constituées en UES. Au fil des ans et au gré des aléas de la vie économique -cessions, prises de participation, acquisitions...-, le périmètre de cette UES a dû plusieurs fois être révisé. La dernière modification en date ayant été générée, fin 2020, par l’acquisition par Capgemini du groupe Altran.

Afin d’acter cette nouvelle extension du périmètre de l’UES, la société Capgemini -mandatée par l’ensemble des sociétés composant l’UES- s’est engagée dans la négociation d’un accord collectif, la 1re séance étant programmée à date du 13 novembre 2020.

Problème. À cette séance de négociation, la société Capgemini n’entendra pas convier l’un des syndicats implantés dans le périmètre de l’UES. En l’occurrence, le syndicat Unsa ... Furieux de se trouver ainsi évincé, celui-ci saisira en urgence le tribunal judiciaire afin qu’il soit ordonné à la société Capgemini de l’y inviter.

Les raisons d’une mise à l’écart

Mais pourquoi donc l’employeur n’a-t-il pas souhaité intégrer le syndicat Unsa au processus de négociation ?

Fallait-il y voir l’expression patronale d’un coupable désamour synonyme tout à la fois de délit d’entrave et de discrimination syndicale ? Point du tout. L’explication est tout à la fois plus technique et plus prosaïque.

Pour bien comprendre, ce qu’il s’est passé, il faut en revenir à l’essence même de l’article L. 2313-8 du Code du travail. Selon lui, l'UES peut être reconnue par « accord collectif », sans préciser de quel type d’accord collectif il doit s’agir.

Contrariante imprécision lorsque l’on sait que cet « accord collectif » est destiné à engager et à couvrir « plusieurs entreprises juridiquement distinctes » au sein desquelles des syndicats différents sont susceptibles d’y être représentatifs. Et qu’il ne peut de ce fait être vu comme un accord collectif lambda

Et s’il n’est pas un accord collectif comme les autres, quel accord collectif est-il ? Un accord de droit commun aux contours un peu particuliers ou un accord dérogatoire au droit commun ?

Autant de questions qui sont loin de n’être qu’académiques. Car comme nous le verrons, en fonction de la réponse que l’on y apportera, certains syndicats seront ou ne seront pas négociateurs.

L’option retenue par Capgemini, validée par les juges du fond  

Et la réponse de Capgemini a été limpide : l’accord qui porte reconnaissance ou modification d'une UES est à 100% un accord dérogatoire au droit commun. Pour arriver à une telle conclusion, la société part du postulat suivant : l’accord ici négocié l’étant « entre des entreprises distinctes », il est juridiquement un accord interentreprises au sens de l’article L. 2232-36 du Code du travail. C’est-à-dire « un accord négocié et conclu au niveau de plusieurs entreprises entre d'une part les employeurs et d'autre part les organisations syndicales représentatives à l'échelle de l'ensemble des entreprises concernées »[2].  

Du côté salarié, ce sont donc bien « les organisations syndicales représentatives à l'échelle de l'ensemble des entreprises concernées »[3] qui ont accès à la négociation et non les organisations syndicales représentatives au sein de chacune des entités employeuses composant l’UES.

Dans le cas d'espèce, le syndicat Unsa n’avait pas été convié à la négociation car sur le périmètre de l’UES et « par addition des suffrages obtenus dans les entreprises ou établissements concernés lors des dernières élections précédant l’ouverture de la 1re réunion de négociation », il était en deçà de la barre des 10%.

Aussi, bien que représentatif dans au moins l’une des entités employeuses composant l’UES, le syndicat Unsa n’était pas éligible aux négociations…

À noter qu’à ce stade, l’on peut comprendre l’intérêt qu’il y avait pour l’employeur à se placer sur le terrain de l’accord interentreprises. Le nombre d’entreprises composant l’UES était ici relativement élevé : plus de 10. Aussi peut-on imaginer que si les syndicats représentatifs n'étaient pas les mêmes d'une entreprise à l'autre, le nombre d’interlocuteurs à la négociation pouvait lui-même être relativement élevé. Et qu’en appréciant la représentativité sur le périmètre constitué par l’UES, la réduction du nombre d’interlocuteurs syndicaux pouvait être significative. 

Le rappel de la Cour de cassation au droit et à sa propre jurisprudence

Quoiqu’il en soit, si l’accord collectif portant reconnaissance d’une UES -ou modifiant son périmètre- devait juridiquement être un accord interentreprises, la non-association du syndicat Unsa à sa négociation serait parfaitement fondée.

Mais ce n'est pas la lecture de la Cour de cassation dans l'arrêt du 6 mars 2024, reprenant sa jurisprudence.

Précédemment, il était en effet déjà admis que « la reconnaissance ou la modification conventionnelle d'une UES relève de l'accord collectif signé aux conditions de droit commun par les syndicats représentatifs au sein des entités faisant partie de cette unité économique et sociale »[4] et qu’en conséquence « toutes les organisations syndicales représentatives présentent dans ces entités doivent être invités » aux négociations[5].

Plus qu'un rappel de la jurisprudence, l'arrêt du 6 mars 2024 apporte une précision de taille.

Car il ne s’arrête pas sur ce qu’est un accord collectif portant reconnaissance ou modification d'une UES mais sur ce qu’il n’est pas.

 

Nous savions déjà qu’une reconnaissance ou une modification d’UES n’avait pas sa place au sein d’un protocole d'accord préélectoral (Pap)[6]. Nous savons désormais qu’elle n’a pas non plus sa place au sein d’un accord interentreprises.

Enfin, et plus globalement, nous pouvons aussi tirer une ultime leçon de l’arrêt rendu le 6 mars 2024 : la notion d’accord interentreprises doit être strictement entendue. Hors les cas de recours expressément visés par la loi pour la définition de garanties sociales dans un tel périmètre[7] ou pour la mise en place d’un CSE interentreprises[8], il n’y a clairement pas d’accord interentreprises possible. Aussi lorsque la loi renvoie à un « accord collectif », il n’est pas envisageable de considérer -par interprétation- qu’il s’agit d’un accord interentreprises.

Précision qu’il ne sera pas inutile d’intégrer à nos pratiques syndicales.

 

[1] Art. L. 2313-8 al. 1e C. trav.

[2] Art. L. 2232-36 C. trav.

[3] Cass. soc. 10.11.10, n° 09-60.551

[4] Cass. soc. 14.11.13, n°  13-12.712, publié au Rapport annuel.

[5] Cass. soc. 10.11.10, n° 09-60.551.

[6] Cass. soc. 14.11.13, n° 13-12.712

[7] Art. L. 2232-36 et L. 2232-37 C. trav.

[8] Art. L. 2313-9 C. trav.

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