Barème Macron : les juges du fond résistent encore

Publié le 12/04/2023

Depuis 2017, l’article L. 1235-3 du Code du travail est celui qui s’attache à plafonner les dommages et intérêts auxquels les salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse peuvent prétendre. Il a déjà fait couler beaucoup d’encre. Et ce n’est visiblement pas fini… Un arrêt rendu le 11 mai 2022 par la Cour de cassation a eu beau conclure à « la compatibilité » de cette disposition avec l’article 10 de la Convention OIT n° 158, cela n’aura pas suffi à définitivement clore les débats.

En parvenant à se faufiler sous les fourches caudines de cette jurisprudence, la cour d’appel de Grenoble a réalisé le tour de force de malgré tout « écarter purement et simplement les barèmes » et d’indemniser le préjudice subi par une salariée bien au-delà de ce que le plafond fixé par la loi prévoyait. Cour d’appel de Grenoble - ch. sociale - section B - 16 mars 2023 – n° 21/02048.         

Espoir nouveau… Des attentes, nous en avions beaucoup, avant que la Cour de cassation ne rende l’an dernier son arrêt dans une affaire où la question de la conformité des barèmes dits Macron avec le droit international(1) et européen(2) était ouvertement posée et dans laquelle, rappelons-le, la CFDT était partie intervenante(3).

Ce qui se jouait à l’époque pourrait se résumer ainsi. Les juges devaient-ils se voir reconnaître in concreto un pouvoir de contrôle de conventionnalité sur ces controversés barèmes ? Seraient-ils habilités, au cas par cas, à les écarter ? Retrouveraient-ils par ce biais leur plein pouvoir d’appréciation du préjudice subi par les salariés injustement licenciés ? Hélas, et comme nous le savons tous, les juges du droit ont répondu par la négative à chacune de ces trois questions…

La déception a donc été immense. Sans remettre en cause la jurisprudence de la Cour de cassation, l’arrêt rendu à la mi-mars par la Cour d’appel de Grenoble parvient à faire fi de l’application des barèmes figurant à l’article L. 1235-3 du Code du travail avec pour vertu première de nous redonner espoir…

Mais alors quelle est donc cette affaire ? Quels sont ses tenants et ses aboutissants ? Et quels arguments la cour d’appel de Grenoble a-t-elle pu mettre en avant pour parvenir à un tel résultat ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre…

De la détérioration des conditions de travail à celle de l’état de santé

Cette affaire ? Elle se résume d’abord par une trop banale altération de l’état de santé d’une salariée, générée par une détérioration de ses conditions de travail, elles-mêmes générées par les choix délétères de gestion opérés par son employeur.

Ici, tout commence en 2010. Agée de 49 ans, une salariée signe un CDD lui permettant d’exercer comme réceptionniste au sein de la SARL Climvest, entreprise qui évolue dans le secteur d’activité de l'hôtellerie-restauration. Et la relation contractuelle qui s’ensuit semble de prime abord être placée sous de bons auspices. La nouvelle embauchée évolue en effet très vite : l’année suivante sur un poste de directrice-adjointe puis, en 2015, sur celui de directrice de l’hôtel-restaurant géré par la société. 

Mais l’année 2017 viendra mettre un terme à cette belle réussite professionnelle.

Cette année-là en effet, le groupe auquel l’hôtel-restaurant appartient est racheté par la société Damalta hospitality. S’ensuit alors un profond bouleversement des conditions de travail, avec entre autres une baisse drastique du nombre de salariés, la fermeture du restaurant de l'hôtel et la mise en place d'astreintes de nuit.

Du fait de ses fonctions, la salariée est percutée par l’ensemble de ces évolutions. Et très vite, son poste devient à proprement parler intenable. En mars 2018, son médecin traitant recommande une réduction de son temps de travail et alerte les services de santé au travail de la situation. Par la suite, le médecin du travail diagnostique un épuisement professionnel et envisage une déclaration de maladie professionnelle. Quelques jours après, la salariée fait une chute dans l’entreprise et se trouve alors placée en arrêt maladie jusqu’au mois de janvier 2019.

En octobre 2018, la salariée s’était vue contrainte de solliciter la résiliation judiciaire de son contrat de travail auprès du Conseil de prud'hommes de Grenoble… à l’âge de 57 ans et après 8 années de bons et loyaux services. 

En janvier 2019, à l'occasion de sa visite de reprise, le médecin du travail la déclare inapte avec dispense de reclassement « au motif que tout maintien dans l'emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ». Ce qui conduira son employeur à la licencier pour inaptitude le 1er mars 2019, alors même qu’une procédure de résiliation judiciaire du contrat de travail était en cours.

Malgré le licenciement qui est par la suite intervenu, c’est sur cette demande de résiliation judiciaire du contrat de travail que les juges prud’hommes auront à statuer, avec effet au 1er mars 2019, date de prononcé du licenciement.

Une rupture sans cause réelle et sérieuse : oui, mais pour quels dommages-intérêts ?

Par un jugement rendu en 2021, le conseil de prud’hommes juge sans cause réelle et sérieuse la rupture du contrat de travail et alloue à ce titre à la salariée des dommages-intérêts à hauteur de 8 mois de salaire, soit le maximum rendu possible par application des barèmes figurant à l’article L. 1235-3 du Code du travail fixant une fourchette allant de 4 à 8 mois pour les salariés justifiant de 8 années d’ancienneté dans l’entreprise au moment de la rupture sans cause réelle et sérieuse du contrat de travail.

Et comme on peut s’en douter, c’est bien le non-respect par l’employeur de son obligation de santé / sécurité qui a été mis en avant par les juges du travail afin de justifier du sens de leur décision.

Il faut dire qu’il y avait matière, puisqu’à bien y regarder, la salariée avait pour ainsi dire été empêchée d’assumer ses fonctions du fait d’un effectif divisé par deux, de la mise en place d’outils de gestion inopérants ou bien encore d’une communication inexistante avec le siège de la société. Un tel contexte l’avait même conduite, en sus de ses fonctions directoriales, à tenir la réception le jour et à se soumettre aux astreintes la nuit (!)…

Qui plus est, malgré les nombreuses alertes émises, l’employeur n’avait jamais daigné réagir… laissant ainsi advenir une situation d’épuisement professionnel qui ne pouvait conduire la directrice qu’à l’inaptitude et, in fine, au licenciement.

Aussi, au vu d’un tel constat, la cour d’appel de Grenoble n’a pu que confirmer la décision initialement rendue par les juges prud’homaux, en soulignant que « les manquements à l'obligation de sécurité » étaient « suffisamment graves pour avoir en tout état de cause empêché la poursuite du contrat de travail dès lors qu'il avait été mis en évidence une surcharge certaine de travail et l'absence de toute mesure (…) correctrice prise par l'employeur ».

Mais élément remarquable, cette même cour d’appel a également donné satisfaction à la salariée en acceptant d’indemniser l’absence de cause réelle et sérieuse de la rupture à hauteur de 12 mois de salaire, alors même que les barèmes figurant à l’article L. 1235-3 du Code du travail ne rendaient possible l’attribution de dommages-intérêts que dans une fourchette allant d’un plancher de 4 à un plafond de 8 mois de salaire, plafond que les juges prud’homaux avaient veillé à ne pas dépasser !

Cette mise à l’écart des barèmes Macron est ici d’autant plus salutaire que les profils comme celui de cette salariée font partie de ceux qui sont potentiellement les plus impactés par leur application ou par le risque d’indemnisation non-adéquate. Nous voulons ici parler des salariés plutôt âgés mais qui ne justifient que d’une assez faible ancienneté dans l’entreprise au moment de la rupture de leur contrat de travail ; les barèmes Macron ne prenant pas du tout en considération le caractère périlleux, pour ne pas dire illusoire, du retour à l'emploi des salariés séniors…  

Des barèmes écartés… bien que compatibles avec la convention OIT 158 !

Il y a un peu plus d’une année, le 16 février 2022, le conseil d’administration de l’OIT avait adopté le rapport d’experts chargé d'examiner la réclamation déposée pour « inexécution par la France de la convention 158 ». Et c’est précisément à ce rapport que les juges d’appel de Grenoble se sont ici référés afin d’écarter l’application des barèmes figurant à l’article L. 1235-3 du Code du travail.

Tout en rappelant qu’il ne pouvait être vu comme ayant la valeur d'un jugement contre la France, la cour d'appel de Grenoble a néanmoins rappelé que ce rapport avait expressément invité le Gouvernement français à examiner « à intervalles réguliers et en concertation avec les partenaires sociaux » les barèmes instaurés en 2017 afin d’être sûre que « dans tous les cas » ils permettaient d’aboutir à « une réparation adéquate du préjudice subi pour licenciement abusif ». Ce qui ne semblait pas être complétement garanti, puisque ce même rapport avait constaté qu’il n’était « a priori pas exclu que, dans certains cas, le préjudice subi soit tel qu’il puisse ne pas être réparé à la hauteur de ce qu’il serait « juste » d’accorder, pour des motifs divers, comme par exemple l’ancienneté du salarié, la possibilité de retrouver un emploi, sa situation de famille, etc… ».

Or, plus d’1 an après cette invitation au Gouvernent français, les juges d’appel de Grenoble ont pu constater qu’ « aucune évaluation » des barèmes n’avait à ce jour été réalisée, « de sorte qu’il manquait une condition déterminante » pour qu’ils « puissent trouver application dans ce litige »(4),

« Si bien qu’il y a lieu de les écarter purement et simplement ».

La Convention n° 158 de l’OIT ayant un effet direct et pouvant en conséquences être soulevée par l’une des parties à un procès prud’homal renforce ce raisonnement. Tout comme le fait qu’en mai 2022, la Cour de cassation avait jugé les barèmes « compatibles » avec l’article de 10 de la convention 158 de l’OIT. « Compatibles » mais pas nécessairement « conformes »… Ce qui, précise l’arrêt rendu par la cour d’appel de Grenoble, implique qu’ils puissent « faire l’objet d’adaptation ».

Des barèmes qui auraient également pu être écartés par la nullité de la rupture du contrat de travail

Au terme de son arrêt, la cour d’appel de Grenoble rappelle par ailleurs et « de manière superfétatoire » qu’en application de l’article L. 1235-3-1 du Code du travail, les barèmes ne sont pas applicables lorsque le juge constate que le licenciement est entaché de nullité. Et que la nullité peut très bien être relevée en cas de « violation d’une liberté fondamentale ». Or une telle violation peut être établie dès lors qu’il est porté atteinte au droit à la santé(5) telle qu’elle est garantie au 11è alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui, rappelons-le, fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité(6).

S’ils n’avaient pas été écartés en raison de l’abstention à agir du Gouvernement français, la cour d’appel de Grenoble précise qu’ils auraient pu l’être en raison de la manifeste nullité de la rupture du contrat de travail ici constatée…

« peu important » conclue-t-elle qu’une telle nullité « n’ait pas été sollicitée » par l’une des deux parties.

Cet arrêt rendu par la cour d'appel de Grenoble est donc intéressant à plus d'un titre. Reste toutefois à savoir s’il sera ou non frappé d'un pourvoi en cassation… Quoi qu'il en soit, la saga des barèmes Macron semble bien loin d'être terminée !

     

 

[1] Art. 10 de la convention OIT n° 158.

[2] Art. 24 de la Charte sociale européenne.

[3] Cass.soc. 11.05.22, n° 21-14.490

[4] A noter toutefois qu’une recherche financée la Dares et France stratégie visant à évaluer les contentieux post-barèmes a déjà été lancée. Recherche à laquelle la cour d’appel de Grenoble ne fait pas référence. Cf. Semaine sociale Lamy n° 2 040 du 03.04.23 à la page 24 : « Barèmes Macron : peut-on juger sans évaluer l’impact contentieux des normes » par Raphaël Dalmasso.

[5] Cass. soc. 11.07.12, n° 10-15.905

[6] Alinéa 11 de la Constitution du 27 octobre 1946 : « la nation garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».