Barème : plaidoyer pour une appréciation in concreto du préjudice !

Publié le 16/11/2022

La saison 3 d’une longue série de décisions de justice portant sur l’application des barèmes d’indemnisation des licenciements dépourvus de cause réelle et sérieuse a commencé !

Saisie de la question par un salarié injustement licencié en mai dernier, la cour d’appel de Douai prend l’exact contrepied de la décision rendue par la Cour de cassation. Les juges d’appel se livrent à un véritable plaidoyer en faveur de l’analyse au cas par cas lorsque l’écart entre le préjudice subi et le préjudice indemnisable est tel qu’il ne permet pas une protection suffisante contre le licenciement injustifié. Cour d'appel de Douai, 21.10.22

Cour d’appel de Douai, 21.10.22, RG 20/01124.

Un salarié est injustement licencié et fait valoir sa situation particulière…

Recruté en 1996, un agent d’entretien se voit proposer plusieurs mutations à la suite de la réorganisation de la société. En 2017, il est en arrêt maladie. A son retour, il est déclaré apte avec réserves, et d’autres propositions lui sont faites par son employeur. Ayant refusé l’ensemble de ces propositions au vu de sa situation médicale et de son absence de permis, il est licencié en 2018, l’employeur prétendant qu’il n’avait pas respecté la clause de mobilité.

Pour le salarié, les propositions de reclassement de l'employeur constituaient des modifications substantielles de son contrat de travail, qu’il était en droit de refuser. Il a donc saisi le conseil de prud’hommes d’une demande d’indemnisation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Le conseil de prud’hommes de Lille a jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse et écarté l’application du barème prévu à l’article L.1235-3 du Code du travail. Les juges prud’homaux ont en effet considéré que ces dispositions - introduites par les ordonnances de 2017 - ne sont conformes ni à l’article 24 de la Charte sociale européenne, ni à l’article 10 de la convention n°158 de l’OIT.

L’employeur a interjeté appel, il revenait alors à la cour d’appel de Douai de se prononcer sur ces deux questions, pourtant tranchées par la Haute juridiction en mai dernier : 

- celle de l’applicabilité directe de l’article 24 de la Charte sociale d’une part ;

- celle de la possibilité d’effectuer un contrôle in concreto de la conformité du barème à l’article 10 de la convention n°158 de l’OIT d'autre part.

En cas de non-conformité dans un cas donné, il revenait également à la cour d'appel de s’en affranchir.

 

Pour rappel, en mai dernier, la Cour de cassation a rendu deux décisions sur ces questions (1).
Elle a d’une part considéré que l’article 24 de la charte sociale européenne n’était pas d’effet direct horizontal et ne pouvait donc s’appliquer à un litige entre particuliers. 
D’autre part, elle a considéré que les dispositions de l’article L.1235-3 du Code du travail étaient conformes à l’article 10 de la convention n°158 de l’OIT, qui est d’effet direct, excluant de la sorte toute faculté pour les juges d’opérer un contrôle in concreto, c’est-à-dire dans les circonstances précises de l’espèce, de juger de la conformité du barème au texte international.

 

La réaffirmation du pouvoir des juges du fond d’évaluer le préjudice dans certains cas !

La cour d’appel de Douai prend le contrepied de la Cour de cassation et s’accorde le droit à une appréciation au cas par cas de la conformité du barème à l’article 10 de la convention n°158 de l’OIT, d’application directe et prévoyant qu’une réparation « adéquate » doit être accordée au salarié.

Selon elle en effet, les juges doivent « pouvoir effectuer une analyse in concreto du préjudice subi ». En conséquence, elle s’affranchit du barème pour accorder une indemnisation appropriée, compte tenu du préjudice que le salarié a subi du fait de ses charges de famille (8 enfants et 2 prêts immobiliers), de son âge (55 ans) et de ses difficultés à retrouver un emploi en raison de sa situation de santé (inaptitude).

Elle relève que dans son rapport, l’OIT a subordonné la conformité du barème à une concertation avec les partenaires sociaux afin d’assurer que les paramètres d’indemnisation prévus par le barème permettent, dans tous les cas, une réparation adéquate du préjudice subi.

Elle considère donc que les juges du fond devaient disposer d’une marge d’appréciation « de façon à pouvoir tenir compte des situations individuelles et personnelles ».

Selon la cour d’appel, l’article 10 de la convention n°158 indique que les juges doivent « être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ». Or ces dispositions sont d’application directe, et supposent d’une part que « l’indemnité pour licenciement injustifié doit être suffisamment dissuasive et d’autre part doit raisonnablement permettre l’indemnisation de la perte injustifiée d’emploi ».

A l’inverse de la Cour de cassation, elle considère que l’obligation pour l’employeur de rembourser les indemnités d’assurance chômage ne saurait être prise en compte pour dire que les dispositions du droit français sont dissuasives, dans la mesure où il s’agit des conséquences « vis-à-vis d’un tiers, en l’espèce l’organisme d’assurance chômage ».

En outre, en ce qui concerne le caractère raisonnable de l’indemnité, les juges du fond estiment « qu’il n’est pas démontré que le barème, dans certains cas particuliers, et donc dans le cadre d’une analyse in concreto, puisse assurer, dans tous les cas, une protection suffisante des personnes injustement licenciées ».

Un pouvoir d’évaluation du préjudice qui n’est pas en contradiction avec le principe d’égalité

Last but not least : la cour d’appel écarte l’argumentation de la Haute juridiction s’appuyant sur le principe d’égalité et la sécurité juridique !

Les juges du fond déclarent même très solennellement que « Le principe d’égalité ne s’oppose pas au principe d’individualisation des décisions de justice, qui ressort de l’office du juge et de la fonction correctrice de la jurisprudence ».

Volià qui est dit ! La loi pose les principes et les règles, mais il revient au juge de l’appliquer, sans contrevenir au principe d’égalité (qui n’a d’ailleurs jamais exclu la prise en compte de situations différentes…), ce que les juges font, couramment en matière civile et en droit de la responsabilité, comme le rappelle la cour…

Sans préjuger de la pérennité de cette solution, car on imagine que l’histoire du barème ne s’arrêtera pas là, on ne peut que se réjouir de cette solution qui, pour la CFDT, va dans le bon sens et est, de surcroît, fort bien argumentée !

(1) Cass.soc.11.05.22, n°21-14490.

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