Licenciement / vie personnelle : le prosélytisme religieux n’est pas nécessairement fautif !

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Les entrelacs vie professionnelle / vie personnelle n’en finissent décidemment plus de défrayer la chronique judiciaire avec toujours, disons-le, pour les affaires en cours, une profonde incertitude à en pronostiquer l’issue, même en étant fin connaisseur de la matière. L’arrêt ici commenté n’échappe pas à la règle. Il en est même, si l’on puit dire, la quintessence ! A gros traits, de quoi s’agissait-il ici ? D’une salariée évoluant au sein d’une association spécialisée dans la protection de l’enfance et qui se montre particulièrement prosélyte à l’égard de jeunes gens qui y sont suivis. Ce malgré l’insertion, au sein du règlement intérieur applicable, d’une clause de neutralité. De ce fait, cette salariée finit par être disciplinairement licenciée ; licenciement validé par les juges du fond -conseil de prud’hommes puis cour d’appel- mais par par la Cour de cassation qui, contre l’avis de l’avocate générale, y verra là l’expression d’une discrimination à raison de la religion. Cassation sociale 10.09.25, n° 23-22-722  

Trilogie disciplinaire. Début novembre 2018, à l’Esperem -association spécialisée dans la protection de l’enfance-, après mûres réflexions, une décision lourde de conséquence est prise : l’agente de service intérieur qui officiait jusqu’alors au service d’accueil d’urgence et d’orientation de la structure sera finalement licenciée pour faute.

Très vite, tout est bouclé et le 13 de ce mois, la lettre recommandée avec accusé de réception porteuse de la sombre nouvelle vogue déjà vers sa destinataire.

Et pourtant… la relation contractuelle n’était pas franchement nouvelle. Elle s’inscrivait même dans la durée puisqu’à la date de la rupture du contrat de travail, la salariée congédiée justifiait d’un peu plus de 13 années d’ancienneté.

Et pourtant… la relation contractuelle n’était pas particulièrement houleuse non plus. De l’exécution des tâches contractuellement confiées à la salariée, il n’y avait jamais rien eu à redire.

Le prosélytisme de la salariée comme pomme de discorde 

Seule ombre au tableau, mais pas des moindres : une propension, somme toute récente, de cette même salariée au prosélytisme religieux ; un prosélytisme trouvant malencontreusement à se manifester à l’endroit de jeunes usagers fréquentant la structure.

Et, disons-le, un tel changement d’attitude n’avait pas été sans immédiatement provoquer quelques remous internes. Ce pour deux principales raisons :

1ère raison : le public suivi par l’association était composé de jeunes mineurs particulièrement vulnérables et influençables ;

2ème raison (conséquence de la 1ère) : l’association s’était dotée, dans son règlement intérieur, d’une clause de neutralité.

Et ces remous, c’est via le prononcé de sanctions disciplinaires qu’ils avaient trouvé à se matérialiser ; des sanctions qui iront crescendo de la plus légère à la plus lourde : du simple avertissement prononcé dès 2016 au licenciement disciplinaire prononcé en novembre 2018, en passant, entre ces deux extrémités, par une mise à pied de 3 jours.

Et c’est à cette trilogie disciplinaire -pour ne pas dire à cette trinité- que la salariée congédiée entendra s’attaquer en justice.

Bibles, chants religieux et échanges sur la religion… au temps et au lieu du travail

Dans le cadre de ses fonctions, la salariée était amenée à faire le ménage : ainsi lui incombait-il, pour l’essentiel, l’entretien et le nettoyage de la cuisine, de la salle à manger et des sanitaires du service dans lequel elle était affectée. Encore une fois, sans qu’aucun reproche professionnel, de quelque ordre que ce soit, n’ait jamais été à lui être opposer.

Mais, à compter de 2016 donc, tout commence à basculer : l’accomplissement par la salariée de ses tâches commencent à s’agrémenter de vocalises religieuses, de distribution de bibles à certains jeunes et d’échanges religieux avec eux et -toujours- à son initiative.

Le tout au temps et au lieu du travail.

Pour l’association, c’est extrêmement problématique car un tel comportement contrevient à l’obligation de neutralité qui se traduisait, au sein du règlement intérieur, par une clause ainsi rédigée : « les valeurs fondatrices de l’association et ses missions sont inscrites dans le projet associatif (…) et déclinées dans la Charte de la personne accueillie, à savoir : le respect de la dignité des personnes accueillies : respect moral, physique, religieux et philosophique (…). Les obligations de neutralité, de confidentialité, de réserve et de confiance sont la clé de voûte des règles de travail, des professionnels qui y travaillent ».

D’où l’avertissement de 2016, puis, les faits perdurant, la mise à pied de 3 jours, début 2018.

Et c’est précisément sur ce terrain déjà quelque peu altéré que les faits générateurs de la rupture du contrat de travail ne vont pas tarder à se faire jour.

Bible et échanges sur la religion… hors temps et hors lieu de travail

Ces faits, quels sont-ils ?

Très simple !

Le 4 septembre 2018, une jeune fille alors âgée de 15 ans, mineure isolée de nationalité congolaise, est accueillie au sein du service où travaille la salariée. Mais très vite, la nouvelle arrivante se scarifie et met sa vie en danger. En conséquence, dans les jours qui suivent, elle se trouve hospitalisée pour un « syndrome post-traumatique sévère ».

Par la suite, et de sa propre initiative, la salariée décidera de se rendre au chevet de cette jeune fille en grande souffrance. A cette occasion, et après s’être enquis du fait qu’elle était bien -elle aussi- de confession catholique, elle lui remettra une bible tout en lui précisant « qu’il fallait beaucoup prier ». De tels faits, initialement révélés par le témoignage de l’éducatrice en charge du suivi de la jeune fille, ne seront jamais démentis par la salariée.

Et c’est précisément pour sanctionner ce que l’employeur considère comme étant une nouvelle récidive de la salariée dans la mise à mal de son obligation de neutralité que l’employeur décidera de se séparer d’elle, en la licenciant pour faute.

Une lettre de licenciement qui met l’accent sur le prosélytisme de la salariée

En rédigeant la lettre de licenciement, l’employeur a d’abord tout fait pour se mettre à l’abri de toute incrimination de discrimination.

Pour ce faire, il a pris soin de préciser que ce n’était pas les convictions religieuses de la salariée -pas plus que leur expression- qui étaient en cause mais « son comportement prosélyte » qui avait trouvé à se manifester « par des actes (remises de bible) et des propos de nature à imposer à des mineurs vulnérables sa religion, sans tenir compte de leur liberté d’embrasser ou non une religion et notamment une autre religion que la sienne ».

Ce en contradiction manifeste de la clause de neutralité incérée au règlement intérieur.

Le prosélytisme religieux hors temps et hors lieu de travail peut-il justifier un licenciement ?

A ce stade, il n’aura échappé à personne que, contrairement aux faits ayant conduit au prononcé des deux premières sanctions -infra licenciement-, ceux à l’origine du prononcé du licenciement avaient été réalisés hors temps et hors lieu de travail : non dans le cadre des relations professionnelles donc mais à l’occasion de la vie personnelle -et même privée- de la salariée. Mais l'employeur semble être passé à côté de cette nuance importante puisque, dans la lettre de licenciement, il indiquera également -fort maladroitement-  : « vous ne semblez pas entendre que VOTRE LIEU DE TRAVAIL n’est pas un lieu où vous pouvez parler de religion avec les jeunes filles accueillies ». Alors même que, justement, les faits reprochés à la salariée dans le cadre de son licenciement s’étaient déroulés en dehors même de ce lieu… 

Or, « en principe », rappelons-le, « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier un licenciement disciplinaire (…) ».

A deux exceptions près :

- « s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail »[1].

OU

- s’il est susceptible d’être « rattaché à la sphère professionnelle ».

S’agissant du « manquement à une obligation contractuelle », on retrouve en jurisprudence, par exemple, des mises à mal des obligations contractuelles de loyauté [2], de probité [3], de sécurité [4] ou bien encore de de confidentialité [5].

S’agissant du « rattachement à la sphère professionnelle », on retrouve en jurisprudence, par exemple, des rattachements via le matériel de l’entreprise [6] ou via son personnel [7].

A notre sens, le manquement à une obligation découlant du contrat de travail eut été ici difficile à retenir. Ce en raison même de la nature des faits sanctionnés et de celle des fonctions de la salariée. Par-contre, au regard de la jurisprudence particulièrement fournie de la Cour de cassation, il eut sans doute été possible de considérer que les faits reprochés à la salariée, bien que réalisés à l’hôpital, dans le cadre d’une visite effectuée sur son temps personnel, se rattachaient malgré tout à sa sphère professionnelle puisqu’ils avaient été de nature à impacter l’une des jeunes suivies par l’association…

C’est d’ailleurs, peu ou prou, une solution en ce sens que l’avocate générale avait ici soufflé à l’oreille des juges du droit, à l’appui de son avis de rejet du pourvoi.

Le pourvoi, dernière chance pour la salariée

Quoiqu’il en soit, pour la salariée, son pourvoi en cassation devait être vu comme son ultime chance d’avoir gain de cause. En droit interne en tout cas.

Et force est de constater qu’elle n’avait pas perdu la foi. En Dieu n’en doutons pas, mais aussi en la justice. Car, avant de débarquer en Cour de cassation, elle avait été, littéralement parlant, déboutée de toute part : aux prud’hommes comme en appel…

Mais en cassation, la salariée a aussi quelque peu changé de stratégie. Devant les juges du fond, elle n’avait agi qu’en discrimination, sans jamais mettre en avant l’aspect « sanction de faits relevant de sa vie privée ».

Tir corrigé à cet ultime stade de la procédure où elle fondera son pourvoi sur le fait qu’elle avait agi « sur le temps de sa vie privée » et qu’elle s’était contentée, « après avoir appris que la jeune fille était aussi de confession catholique », de lui transmettre un message religieux et de lui donner une bible. Et que ce faisant, n’ayant usé d’aucun « termes injurieux, diffamatoires ou excessifs » [8], pas plus qu’elle n’avait « commis d’acte de prosélytisme abusif », aucune faute ne pouvait lui être effectivement reprochée.

En droit, elle n’avait en effet nullement outrepassé les bornes attenantes à la liberté d’expression en matière religieuse, telles qu’elles sont définies dans les textes, notamment à l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDHLF) : « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » et que « chacun a le droit de changer de religion ou de conviction et à la liberté de manifester sa religion, individuellement ou collectivement, en public ou en privé ».  

Il est intéressant de noter ici de noter que la salariée ne conteste nullement avoir été prosélyte, soulignant ici, qu’en tant que tel le prosélytisme n’est pas fautif. Et que pour qu’il le devienne, il doit nécessairement être « abusif ».

La réponse surprise de la Cour de cassation

Les juges du droit reçoivent donc favorablement le pourvoi de la salariée. Et ce pour deux principales raisons :

1ère raison : elle était « agente de service et non éducatrice ». Cette précision apportée par la Cour apparait ici fondamentale. Car elle permet aux juges de placer plus facilement les faits réalisés en dehors de la sphère professionnelle. Si la salariée avait eu un rôle éducatif, il eut été en effet été plus compliqué de ne pas les rattacher à la sphère professionnelle. Dans le cadre de leurs missions, des éducatrices venaient en effet régulièrement à l’hôpital visiter la jeune fille. Et que ce faisant, à l’évidence, elles n’intervenaient pas sur le temps de leur vie privée ;   

2e raison : « sur le temps de sa vie privée », la salariée s’était contentée d’exercer licitement « sa liberté de religion » et de mettre en œuvre son droit de faire -sans excès- du prosélytisme.

Ainsi, de la trilogie disciplinaire qui avait initialement affectée la salariée, seuls subsistent les deux premiers opus : l’avertissement et la mise à pied de 3 jours dont la salariée avait également requis l’annulation (plus symboliquement qu’autre chose). Sur ce point bien précis, la Cour de cassation a débouté la salariée. Ce pour une raison simple : les faits ici sanctionnés ayant été commis au temps et au lieu du travail, ils sont bien considérés comme fautifs. Du licenciement disciplinaire, par-contre, il ne reste plus rien. Rattrapé par la discrimination, il s’est logiquement trouvé frappé de nullité par les juges du quai de l’Horloge.

L’arrêt de la cour d’appel soumis au contrôle des juges du droit se trouve ainsi cassé et l’affaire renvoyée devant une autre cour d’appel -celle de Paris- pour être mieux jugée.

 Et si l’employeur avait opté pour une voie non-disciplinaire, l’issue judiciaire eut-elle été différente ?

Rien n’est moins sûr ! S’agissant de faits relevant de la vie personnelle ou de la vie privée du salarié, nous savons que l’employeur peut également opter pour la voie non-disciplinaire en licenciant ce dernier sur le fondement de ce qu’on appelle le trouble objectif caractérisé généré dans son entreprise [9]. Mais, en l’espèce, cette voie ne semblait pas davantage praticable. Pourquoi cela ? Parce que, là encore, la salariée n’occupait pas dans la structure un poste éducatif et que, dans de telles conditions, c’est plus compliqué pour l’employeur d’arguer de la survenance d’un tel trouble. Mais aussi parce qu’ici, de trouble, il n’y avait de toute façon pas : la jeune fille hospitalisée, pas plus que les autres jeunes gens auxquels la salariée s’était adressée n’ayant émis quelque protection que ce soit, pas plus d’ailleurs que leur famille.

Ainsi, les juges du droit ont finalement décidé de ne pas suivre l'avis de l'avocate générale.

Ce en quoi, nous pouvons peut-être nous risquer à en tirer quelques conclusions positives : si la Cour de cassation ne retient pas ici le rattachement suggéré des faits réalisés dans la vie personnelle -et même privée- de la salariée à la sphère professionnelle… c’est peut-être parce qu’elle commence à prendre conscience du risque que fait peser un tel mécanisme sur les libertés publiques et qu’elle entend désormais y recourir avec davantage de parcimonie.

L’avenir nous dira s’il s’agit là d’un optimisme béat ou de l’émergence d’un réel infléchissement jurisprudentiel.

 

L'arrêt de la Cour de cassation : Cassation sociale 10.09.25, n° 23-22-722. 

 

[1] Cass. soc. 23.06.09, n° 07-45.256, Cass. Ass. plén. 22.12.23, n° 21-11.330

[2] A noter que, dans un arrêt qui a défrayé la chronique, une telle mise à mal a été retenue vis-à-vis d’un Directeur des ressources humaines qui avait entretenu une relation intime avec une délégué syndicale de l’entreprise… sans en avoir informé l’employeur (Cass. soc. 29.05.24, n° 22-16.218).

[3] Ainsi en a-t-il été décidé s’agissant d’une agente de la Caf de Villefranche-sur-Saône qui, à l’occasion de sa vie personnelle, et en sa qualité d’allocataire, avait escroqué la Caf de Bourg-en-Bresse (Cass. soc. 25.02.03, n° 00-42.031).

[4] Ainsi d’un steward de profession qui avait consommé des drogues dures pendant une escale et qui, au moment de sa reprise de fonction se trouvait encore « sous l’influence de produits stupéfiants » (Cass. soc. 27.03.12, n° 10-19.915).

[5] Ainsi d’un salarié « directeur adjoint de la société, qui avait diffusé des documents à l’en-tête de l’agence lors d’un café-débat auquel il avait participé à titre privé alors qu’il était tenu à une obligation contractuelle de réserve et de discrétion relative aux informations, études et décisions dont il avait connaissance à l’occasion de l’exercice de ses fonctions » (Cass. soc.02.03.11, n° 09-68.890).

[6] Ainsi d’un salarié maçon de profession et « qui avait utilisé le véhicule de l’entreprise pour commettre le vol d’une demi-palette de pavés au préjudice d’une société tierce » (Cass. Soc. 19.01.22, n° 20-12.742).

[7] Ainsi d’un salarié qui tient des propos à caractère sexuel à 2 collègues féminines « à l’occasion de l’envoi hors temps et lieu de travail ». De tels agissements « ne relèvent pas de la vie privée du salarié car ils ont été commis à l’égard de personnes avec lesquelles l’intéressé était en contact en raison de son travail » (Cass. soc. 19.10.11, n° 09-72.672).

[8] Conformément à ce qu’exige la Cour de cassation en matière de liberté d’expression (Cass. soc., 27.03.13, n° 11-19.734).

[9] A l’origine de la notion, cf. Cass. soc. 17.04.91, n° 90-42.636

 

 

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