
ARRÊT COUR DE CASSATION N° 23-10.888
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Amateurs de séries haletantes et à l’issue toujours incertaine, réjouissez-vous ! La saga « licenciement pour un motif tiré de la vie personnelle », déjà très prolixe en 2024, se poursuit en 2025 ! Et cette fois-ci, ce ne sera pas d’échange de correspondances au contenu plus ou moins scabreux dont il sera question… mais d’une croisière offerte par un employeur aux « salariés lauréats d’un concours interne » dans le but de les récompenser de leur investissement. Mais ces belles perspectives vont hélas se heurter aux atermoiements de la vraie vie… Pour l’une des heureuses élues, le voyage va ainsi très vite se perdre dans les vapeurs de narguilé avant que ce soit son emploi qui, lui-même, n’en vienne à partir en fumée. Cass. soc. 22.01.25, n° 23-10.888, publié au Bulletin.
Nous sommes en 2015. Une vendeuse en point de vente espace SFR, salariée depuis 5 ans chez SFR distribution, participe à un grand jeu concours organisé au sein de son entreprise. Et là bingo ! Avec 130 de ses collègues, elle a le bonheur de décrocher le gros lot : une croisière d’une semaine en Floride intégralement payée par l’employeur et avec maintien des rémunérations. Excusez du peu ! Puis le 26 mars arrive. Et le 26 mars, c’est le grand jour. Dans la douce lueur du soleil levant, sur les eaux turquoises qui enveloppent l’Etat du sud des USA, le navire sur lequel ont embarqué notre vendeuse, ses valeureux collègues et quelque 2 000 touristes lève l’ancre, s’élance et semble doucement voguer vers ce que tout un chacun projette comme étant des jours heureux… Et pourtant ! Pour notre vendeuse, la semaine qui s’amorce sera loin d’être la parenthèse enchantée attendue.
28 mars. La croisière en est désormais à son 2e jour. Les 130 plaisanciers de SFR en profitent à fond.
Mais pour notre vendeuse, hélas, le ciel ne va pas tarder à se charger de gros nuages lourds : dans la matinée, l’équipe chargée du nettoyage investit la cabine qu’elle partage avec l’une de ses collègues pour y faire le ménage. Et à l’occasion de cette visite, stupeur et tremblement, l’un de ses membres se rend compte que le détecteur de fumée de la cabine « a été volontairement obstrué ».
Un tel constat est gravissime car il implique une mise en danger tant des touristes embarqués que de l’équipage… Aussi l’information remonte-t-elle immédiatement vers le commandant de bord. Et dans la foulée, celui-ci convoque les deux protagonistes afin de leur demander des explications. Pourquoi donc leur détecteur de fumée a-t-il été retrouvé obstrué ? Et là, notre vendeuse passe rapidement aux aveux : oui, c’est elle qui l’a délibérément obstrué. Oui, si elle l’a fait, c’était pour pouvoir tranquillement fumer du narguilé dans sa cabine, sans risquer de se faire repérer.
Du fait de cette inconséquence, les règles de sécurité les plus basiques se sont trouvées enfreintes et les conséquences induites auraient pu être dramatiques. Pour le commandant de bord, c’en est trop ! Et la sanction tombe immédiatement. Implacable. Notre vendeuse n’est pas autorisée à poursuivre la croisière. Une fois arrivée au prochain port d’étape, ce même 28 mars, elle sera débarquée.
29 mars. Tout est désormais joué pour notre vendeuse. L’aventure est pour elle déjà terminée. Et son retour précipité à la maison inéluctable...
SFR s’astreint alors à la rapatrier en France.
Pour la salariée, c’est bien plus qu’un séjour en Floride qui tombe à l’eau… C’est aussi son emploi ! Car un mois tout juste après son débarquement subi du navire et son rapatriement express en France, c’est une lettre de licenciement « pour faute » qui l’attend dans sa boite aux lettres.
Le motif de son congédiement ? Ses mésaventures d’il y a quelques semaines : le narguilé consommé en cabine et le détecteur de fumé obstrué de longues heures durant...
Notre vendeuse a commis une grave faute. Elle le sait et elle n’en disconvient pas.
Mais, pour autant, la salariée de SFR ne s'est pas laissé faire. Elle a saisi le conseil de prud’hommes afin de, malgré tout, contester la cause réelle et sérieuse de son licenciement.
Pourquoi cela ?
Parce que, selon elle, cette faute -tout existante fût-elle- a été commise dans le cadre de sa vie personnelle et non dans celui de sa vie professionnelle. Et qu’en conséquence, elle n’était pas professionnellement sanctionnable.
Quel était donc la nature du voyage au cours duquel l’incident s’est produit ? Certes, il avait été « payé par l’entreprise à titre de récompense ». Certes, la rémunération des participants avait été maintenue.
Mais fallait-il pour autant en déduire qu’il s’agissait-là d’un voyage « professionnel » ?
C’est ce qu’a désespérément tenté de faire entendre l’employeur en qualifiant comme telle la croisière dans le corps même de la lettre de licenciement : « cette situation contraire aux règles élémentaires de bienséance a troublé le bon déroulement de ce voyage professionnel ».
L’idée bien comprise était ici de tout faire pour faire glisser le curseur du personnel vers le professionnel.
Mais un tel positionnement n’emportera pas la conviction des juges du fond, pas plus d’ailleurs que celle des juges du droit ; la cour d’appel de Paris tout comme la Cour de cassation qualifiant dans leur motivation le voyage de « touristique ». Et ce pour trois principales raisons qu’égraine l’arrêt du mois de janvier.
Au moment de la commission des faits :
- la salariée ne se trouvait pas au temps du travail lorsqu’elle a commis ses agissements,
- la salariée ne se trouvait pas soumise à un lien de subordination,
- la salarié ne se trouvait pas soumise aux règles applicables dans l’entreprise « puisque les faits s’étaient déroulés en dehors du lieu de travail ».
Conséquences de tout cela : les faits avaient été commis hors temps et hors lieu de travail : il s’agissait donc d’ « un motif de vie personnelle du salarié » qui, en soi, ne pouvait justifier le prononcé d’un licenciement. Sauf, nous rappelle expressément les juges du quai de l’Horloge, manquement à une obligation découlant du contrat de travail ou trouble objectif caractérisé généré dans le fonctionnement de l’entreprise. Mais aussi -à bien lire l’argumentation patronale- rattachement des faits commis à la vie professionnelle du salarié.
Alors, nous situions-nous en l’espèce dans de tels cas d’exception ? C’est précisément la question à laquelle la justice est venue répondre.
Pouvait-on ici détecter un rattachement des faits commis à la sphère professionnelle, voir-même, pourquoi pas, la violation d'une obligation découlant du contrat de travail ? La réponse à ces deux questions était pour l’employeur bien entendu positive. Et pour emporter la conviction des juges il n’a pas hésité à sortir de son jeu la carte joker : celle de la violation, par la salariée, de son obligation de santé / sécurité. Et pour parvenir à rattacher les faits commis en cours de croisière à la vie professionnelle de la vendeuse, il arguait du fait qu’elle partageait sa cabine avec une collègue alors enceinte… exposant ainsi cette dernière, de par le narguilé illicitement consommé dans un espace clos, à des conséquences potentiellement délétères en termes de santé. Mais aussi à un risque d’incendie qui aurait pu lui être fatal, à elle, mais aussi à ses 130 collègues et aux 2 000 passagers embarqués.
L’idée était ici de démontrer que :
- d’une part, les faits commis hors temps et hors lieu de travail étaient malgré tout rattachables à la sphère professionnelle puisque c’est l’une des collègues de la vendeuse licenciée qui avait été directement exposée aux émanations de fumée et, plus largement, l’ensemble de ses collègues au risque incendie généré ;
Il est à noter qu’un raisonnement de même nature a déjà pu être retenu en jurisprudence, notamment en matière de harcèlement sexuel. Afin de rapatrier vers le professionnel des faits commis sur des collègues de travail, hors temps et hors lieu de travail. Ainsi, par exemple, d’un salarié qui avait tenu des propos à caractère sexuel à deux collègues féminines à l'occasion de l'envoi de messages électroniques hors temps et lieu de travail et de soirées organisées après le travail. Dans un tel cas de figure, la Cour de cassation a pu considérer que de tels agissements « ne relevaient pas de la vie privée » car ils avaient été commis « à l'égard de personnes avec lesquelles l'intéressé était en contact en raison de son travail »[1].
- d’autre part, l’obligation contractuelle de sécurité qui pesait sur ses épaules, notamment vis-à-vis de son entourage professionnel, avait été mise à mal.
Il est à noter que la violation d’une telle obligation contractuelle est de plus en plus invoquée par les employeurs afin de sanctionner des faits commis à l’occasion de la vie personnelle du salarié. Ainsi, par exemple, d’un salarié exerçant au siège parisien d’une grande entreprise et qui avait décidé de déménager en Bretagne. Son employeur s’y opposant et, lui, persistant en ce sens avait été licencié pour mise à mal de son obligation de sécurité qui, elle-même, résultait du déraisonnable allongement de son temps de route. Licenciement que la justice avait finalement validé [2].
Ici, l’argumentation patronale sera cependant balayée d’un revers de main tant par les juges du fond que par les juges du droit. Pour ces derniers, en effet, "les faits reprochés à la salariée relevaient de sa vie personnelle et ne pouvaient constituer un manquement aux obligations découlant de son contrat de travail". Pas plus qu'ils n'étaient constitutifs d'une violation de l'obligation contractuelle de santé / sécurité dans le sens où"aucune explication n'avait été donnée par l'employeur sur les éventuels effets du narghilé sur la santé de la personne qui partageait la cabine de la salariée, ni même sur une éventuelle opposition de celle-ci à un tel usage" .
L’employeur a également tenté de convaincre les juges qu’eu égard aux fonctions qui étaient celles de la salariée et de la finalité propre de l’entreprise, les faits commis et le débarquement qu’elle avait eu à subir avaient été générateurs pour SFR d’un trouble objectif caractérisé.
- En interne d’abord, puisque ce voyage avait été organisé pour « récompenser l'exemplarité des lauréats » et « fédérer les salariés de la société » et que de tels manquements de la part de la salariée avaient quelque peu altéré l’objectif managérial initial. Et qu’accessoirement, le rapatriement que SFR avait dû réaliser avait été générateur de frais particulièrement conséquents ;
- En externe ensuite puisque, sur le bateau, les salariés SFR bénéficiaient d’espaces réservés et qu’ils étaient, de ce fait, parfaitement identifiables aux yeux des milliers d’autres passagers présents à bord et « dont une partie au moins était francophone ».
Mais cette argumentation ne prospèrera pas davantage que la première. La cour d’appel de Paris, approuvée en cela par la Cour de cassation, a pu en effet considérer qu’en l’espèce, le trouble n’était pas à proprement parler constitué, en raison du fait que SFR ne démontrait pas que son fonctionnement était « influencé par l’opinion de l’équipage » pas plus d’ailleurs que par « les commentaires faits par les passagers ».
Pour conclure notre propos, et pour être tout à fait complets dans la réflexion, posons-nous une ultime question : que se serait-il donc passé si l'argumentation patronale était parvenue à convaincre les juges qu'il y avait bien eu trouble objectif caractérisé ? Est-ce que cela aurait suffit à changer le cours des rivières et à pourvoir le licenciement prononcé d'une cause réelle et sérieuse ?
A notre sens, non !
Pourquoi cela ? Très simple ! Le licenciement prononcé à l'encontre de notre vendeuse l'avait été "pour faute". Il était en ce sens constitutif d'une sanction disciplinaire. Or, comme le rappelle la Cour de cassation à l’orée de sa motivation, « un trouble objectif dans le fonctionnement de l'entreprise résultant d'un fait tiré de la vie personnelle d'un salarié ne permet pas en lui-même de prononcer une sanction disciplinaire à l'encontre de celui par lequel il est survenu ».
Et comme -rappelons-le- "la lettre de licenciement (...) fixe les limites du litige en ce qui concerne les motifs de licenciement", une fois que l'employeur a choisi de se placer sur le terrain du disciplinaire pour arrêter sa décision de licencier, il n'a d'autre choix que d'y rester, y compris en cas de contentieux prud'homal. Impossible donc, pour lui, d'alimenter le débat judicaire d'arguments qui ne figureraient pas à la lettre de licenciement.
Dit autrement, le trouble objectif caractérisé ne peut être plaidé en justice par l'employeur que s'il en a précédemment fait état dans le cadre d'un licenciement -par nature- non-disciplinaire.
[1] Cass. soc. 19.10.11, n° 09-72.672.
[2] CA Versailles 10.03.22, n° 20/02208.