Licenciement : le secret des correspondances, cœur inviolable de la vie personnelle au travail
Tout au long de cette année 2024, la question des licenciements pour atteinte au respect de la vie personnelle ou à la vie privée aura beaucoup mobilisé la Cour de cassation. Il y a 15 jours de cela, nous commentions un arrêt rendu le 25 septembre 2024 selon lequel le licenciement d’un salarié pénalement poursuivi pour consommation de produits stupéfiants sur la voie publique est attentatoire à sa vie personnelle et donc sans cause réelle et sérieuse (cassation sociale 25.09.24, n° 22-20.672). Et voici que nous revenons aujourd’hui avec un 2nd arrêt, rendu le même jour et selon lequel le licenciement d’un salarié ayant échangé des blagues sexistes et des photos à caractère pornographique à quelques correspondants via sa boite mail professionnelle est attentatoire à l’intimité de sa vie privée… et donc nul. Cass.soc.25.09.24, n° 23-11.860
Courriels sexistes. Nous sommes en 2015. Après un peu plus de 11 années passées au sein de la société Tetra -devenue SPB France-, un cadre dirigeant y exerçant en qualité de directeur général vente / marketing / logistique se trouve brutalement licencié pour faute grave.
Mais que s’est-il passé ?
Qu’est-ce que son employeur a-t-il donc eu à lui reprocher ?
A en croire sa lettre de licenciement, un bon paquet de choses : certaines factures réglées en l’absence de contrat, d’autres pour des prestations fictives, des remboursements de frais professionnel injustifiés, une implication dans une société tierce mais aussi -et c’est ce qui finira par embarquer l’ensemble du litige à venir- un « envoi de courriels contenant des images et des liens à caractère sexuel ».
Les correspondances du salarié dans le viseur
Point névralgique de ce qui lui était reproché, car susceptible de percuter une liberté fondamentale : le salarié avait entretenu une correspondance au contenu pour le moins douteux avec plusieurs personnes : un salarié de l’entreprise mais aussi des extérieurs. Et pour ce faire, il n’avait pas hésité à user de l'outil informatique que l'employeur avait mis à sa disposition pour la réalisation de son travail.
C’est ainsi que, sous couvert de messages libellés « privés », des blagues sexistes extrêmement déplacées ainsi que des photos plus ou moins pornographiques circulaient entre les protagonistes.
Des faits qui, mis en perspective avec les autres qui lui étaient reprochés, apparaitront comme inacceptables à l’employeur.
Une procédure à n’en plus finir
Entre le licenciement du salarié pour faute grave et l’arrêt ici commenté, il se sera écoulé pas loin de 10 années… Un temps particulièrement long qui trouve en grande partie à s’expliquer par le caractère pour le moins byzantin des développements procéduraux ayant entouré l’affaire.
Jugez-un peu !!
Après que le salarié a saisi la justice afin de contester son licenciement, les juges de la cour d’appel de Versailles finiront par lui donner tort. Car, selon eux, « les messages litigieux contrevenaient à la charte interne de l'entreprise destinée à prévenir le harcèlement sexuel ».
Le salarié se pourvoit alors en cassation. Avec succès ! Devant la Haute juridiction, l’arrêt d’appel est en effet censuré pour la bonne et simple raison que si les messages litigieux étaient incontestablement à connotation sexiste et sexuel, ils n’étaient en rien constitutifs de faits de harcèlement sexuel [1].
Confusion qui conduira, après cassation, au renvoi de l’affaire devant la même cour d’appel autrement composée… pour être rejugée.
Ce recadrage des juges du droit incitera la cour d’appel de Versailles à changer son fusil d’épaule. Tout compte fait, pour la cour d'appel le licenciement prononcé n’était pas valable au motif qu’il avait entravé le salarié dans l’exercice de sa liberté d’expression. Argument massue s’il en est lorsque l’on sait qu’en jurisprudence, la liberté d’expression est de très longue date reconnue comme étant constitutive d’une liberté fondamentale et que, de ce fait, tout licenciement la mettant en cause est susceptible d’être frappé de nullité [2]…
Alors voilà, les propos graveleux échangés avec ses acolytes par le salarié relevant de sa liberté d’expression, ils ne pouvaient décemment justifier le prononcé d’un licenciement… sans que celui-ci encourt la nullité.
Voilà. Fin de la saga ?
Pas tout à fait !
Restez encore bien installé dans votre fauteuil car une ultime scène reste encore à venir. Manifestement insatisfait de ce 2e opus des juges du fond, l’employeur décidera en effet -à son tour- de se pourvoir en cassation.
Des courriels protégés par la mention « privé »
La Cour de cassation a cette fois rejeté le pourvoi de l'employeur mettant fin à la saga.
Si les courriels reçus et envoyés sur une boite électronique professionnelle sont en principe présumés avoir un caractère professionnel et peuvent, ce fait, être librement ouverts par l’employeur [3], tel n’est cependant pas le cas de ceux qui ont été identifiés comme « personnels » [4].
L’employeur ne peut donc s’appuyer sur le contenu de ces derniers pour sanctionner le salarié, sans sérieusement écorner le secret des correspondances qui est lui-même protégé, non seulement par l’article 9 du Code civil [5], mais aussi par l’article 8.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDHLF)[6]. Sauf à supposer -du moins peut-on le penser- que ledit contenu soit, en lui-même, constitutif d’un délit pénal.
Devant la Cour de cassation, l’avocate générale a pu préciser, illustrations jurisprudentielles à l’appui, qu’il est parfois possible pour l’employeur de se référer à des échanges de nature privée lorsqu’ils sont de nature à établir la commission de faits délictueux susceptibles de nuire aux intérêts de l’entreprise. Pourtant, le 6 mars dernier, la Cour de cassation n’a pas reconnu une telle faculté à la CPAM du Tarn-et-Garonne qui avait cru possible de se référer à des propos racistes échangés sur la boite mail de l’agent pour décider de le licencier [7]. Sans doute, ici, est-ce l’absence de conséquence de ces propos sur la relation de travail qui avait conduit à une telle solution.

Un licenciement possible en cas d'usage abusif de l'outil informatique
Sans avoir à se référer au contenu de ses courriels « privés », il est à noter que l’employeur a toujours la possibilité de sanctionner le salarié lorsque leur réception et leur envoi sont en nombre trop important. Car dans un tel cas de figure, l'employeur est en droit de considérer qu’il y a « usage abusif de l’outil informatique professionnelles à des fins privées » [8].
Secret des correspondances ou liberté d’expression ?
A bien lire l’arrêt rendu par les 2nd juges d’appel, nous sommes en droit de considérer que, tout comme les 1e, ils se sont quelque peu fourvoyés. Car toute leur réflexion tournera autours de l’atteinte qui aurait été portée à leur liberté d’expression du salarié et à la mise à mal de la protection qui lui est octroyée par l’article 10 de la CESDHLF. Article selon lequel « toute personne a droit à la liberté d'expression » et que « ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (…) ».
Or, en quoi le fait d’émettre et de recevoir des blagues sexistes de mauvais gout et des images à caractère sexuel pourrait être assimilées à l’expression d’une opinion quelconque ? Une interprétation en ce sens de la CESDHLF ne devait-elle pas être considérée comme trop audacieuse ? C’est pourtant celle à laquelle s’étaient livrés les juges de la cour d’appel de Versailles lors de leur second tour de piste sur le dossier, en mettant le curseur sur la mise à mal de l’article 10 de la CESFHLF.
Aussi, tout en confirmant la nullité du licenciement prononcé à l’encontre du salarié, la Cour de cassation est venue préciser qu’en fondant sa décision par « des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outils informatique mis à sa disposition pour son travail », ce n’était pas la liberté d’expression du salarié que l’employeur avait atteinte mais « le droit au respect de l’intimité de la vie privée du salarié », même au temps et au lieu du travail.
Et ce n’était donc pas l’article 10 de la CESDHLF qui avait été mis à mal mais son article 8.1 !
C’est donc par cette indolore substitution de motifs que cette affaire au long court s’achève. Car que la mise à mal concerne l'un ou l'autre des ces articles, c'est bien la nullité du licenciement qui se trouve encourue...
[1] Cass. soc. 02.02.22, n° 19-23.345.
[2] Cass. soc. 28.04.88, n° 87-41.804.
[3] Cass. soc. 18.10.11, n° 10-26.782.
[4] Cass. soc. 02.10.01, n° 99-42.942.
[5] Art. 9 C. civ. : « chacun a droit au respect de sa vie privée ».
[6] Art. 8.1 CESDHLF : « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
[7] Cass. soc. 06.03.24, n° 22-11.016.
[8] Cass. soc. 18.12.13, n° 12-17.832.