“Le capitalisme capte notre temps libre pour en faire du profit”

  • Réflexions / Contributions

Chercheuse en philosophie politique, Stéphanie Roza décrypte, dans son dernier ouvrage*, l’influence des entreprises du numérique sur nos vies personnelle et professionnelle en s’appuyant sur un courant de pensée peu connu du grand public : le marxisme humaniste. Un travail érudit qui vise à remuscler intellectuellement la gauche.

Quel a été le point de départ de ce livre ?
En tant que chercheuse, j’ai beaucoup travaillé sur une tradition de pensée à la fois philosophique et politique qu’est le marxisme humaniste. Il s’agit d’un courant né dans les années trente en réaction au stalinisme. Ces intellectuels marxistes (mais non staliniens) se sont penchés sur l’œuvre de Marx en s’appuyant sur des textes, peu connus à l’époque, dans lesquels la place de la liberté humaine est réaffirmée, la place de l’initiative individuelle. Pour le Marx « humaniste », les individus ne sont pas juste le produit du déterminisme socio-économique. La lutte des classes n’explique pas tout.

Après-guerre, beaucoup d’intellectuels vont s’appuyer sur ces travaux pour à la fois critiquer le stalinisme mais aussi pour dénoncer les dérives de la société de consommation naissante, en Europe et aux États-Unis. J’ai trouvé dans ces analyses de la société des années 50-60 des concepts d’une grande modernité qui peuvent nous aider à comprendre ce que nous vivons aujourd’hui.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces concepts ?
Le chercheur Georg Lukács, par exemple, pour décrire les sociétés modernes, parle d’une nouvelle forme d’aliénation : la manipulation. Alors que le capitalisme classique du XIXe siècle exploitait l’ouvrier à l’usine, le capitalisme de l’après-guerre veut en faire un consommateur, un citoyen docile. La publicité devient le paradigme de la manipulation capitaliste.

Ce concept de manipulation est particulièrement pertinent pour étudier l’impact du capitalisme de plateforme et la place prise par les réseaux sociaux. 
La manipulation s’est étendue car elle est partout. Elle est dans notre poche avec le smartphone, elle ne nous quitte plus. 
Dès que l’on allume un objet électronique, on est susceptible de se faire manipuler, même quand on ne cherche pas à consommer. Il y a une « extension du domaine de la manipulation » qu’il est important de décortiquer pour que les gens puissent s’en déprendre.

Sur ce sujet, on peut également parler de manipulation.

Le capitalisme moderne détourne à son profit des aspirations comme l’autonomie ou l’épanouissement personnel.

 On fixe aux salariés des objectifs individualisés et on fait mine de leur laisser une marge de manœuvre pour atteindre ces objectifs.

Vous vous penchez aussi sur le rapport au travail ?

Sur ce sujet, on peut également parler de manipulation. Le capitalisme moderne détourne à son profit des aspirations comme l’autonomie ou l’épanouissement personnel. À partir des années 70, on cherche à impliquer les salariés dans leur propre aliénation. On leur fixe des objectifs individualisés et on fait mine de leur laisser une marge de manœuvre pour atteindre ces objectifs. La hiérarchie semble, dans certains cas, moins présente qu’auparavant. Pour autant, la recherche de profits perdure et en cas d’échec du salarié à satisfaire ses supérieurs, les sanctions ne sont jamais loin. Je pense que l’être humain à besoin que son travail soit un des lieux majeurs de son épanouissement, d’exprimer quelque chose de lui à travers son travail, de faire du beau et du bon travail. La difficulté est qu’il est pris dans des exigences contradictoires au sein de son entreprise. L’objectif final n’est pas le travail bien fait mais la recherche de profits.

Finalement, vous pensez que les individus sont plus aliénés qu’avant ?

Je pense qu’il faut cesser de dire que le capitalisme, c’est de pire en pire. La gauche le dit un peu trop facilement. Ce n’est pas vrai. La grande pauvreté a reculé de manière spectaculaire, notamment en Inde et en Chine ; l’espérance de vie a augmenté, comme le niveau d’éducation.

En revanche, notre aliénation est, elle, de plus en plus forte. On est manipulé dans des domaines de notre vie où on ne l’était pas autrefois. Le capitalisme capte notre temps de loisirs, nos échanges interpersonnels, pour en faire du profit. Les choses les plus intimes sont monnayables. Pensons à la publicité ciblée sur les sites de rencontre, par exemple.

Que faut-il faire pour lutter contre cette aliénation ?

Je ne crois pas à l’intellectuelle prophète. Je propose des outils pour comprendre, mais les solutions ne peuvent être que construites collectivement. Il faut que les partis politiques et les organisations syndicales s’emparent de ce sujet, en débattent. Il me semble, a minima, qu’il est nécessaire d’introduire de la régulation, ne pas laisser quelques milliardaires agir à leur guise. Il y a un besoin de démocratie face au pouvoir des Gafam.

 A lire

* Marx contre les Gafam – Le travail aliéné à l’heure du numérique. PUF, « Questions républicaines », 256 pages.

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