Laïcité au travail, ce que dit la loi… et ce qu’elle ne dit pas

  • Démocratie - Lutte contre l'extrême droite

La récente décision de la Cour de cassation dans l’affaire Baby Loup a remis sur le devant de la scène la question du fait religieux en entreprise. Éléments d’éclairage.

Dans les services publics, une obligation de neutralité

Dans les services publics, le principe de laïcité découlant de la loi de 1905 se traduit par « un devoir de stricte neutralité » à l’égard de toutes les opinions et croyances, rappelle la circulaire du 13 avril 2007 relative à la charte de laïcité dans les services publics. « Le fait, pour un agent public, de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations. » Le Conseil d’État, puis la Cour de cassation ont renforcé cette obligation de neutralité : elle s’applique également aux organismes de droit privé et à leurs agents qui assurent un service public ; elle s’impose aux agents publics même en l’absence de contact avec le public.

Les agents publics conservent bien entendu leur liberté de conscience. La même circulaire précise qu’ « ils bénéficient d’autorisations d’absence pour participer à une fête religieuse dès lors qu’elles sont compatibles avec les nécessités de fonctionnement normal du service ».

Dans l’entreprise privée, le respect de la liberté religieuse

A contrario, la laïcité n’est pas synonyme de neutralité dans les entreprises privées. La directive européenne du 27 novembre 2000 sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et deux articles du Code du travail définissent les seules règles s’appliquant aux salariés de droit privé. L’article L 1132-1 pose un principe de non-discrimination en matière de droit du travail (du recrutement au licenciement en passant par toutes les évolutions de carrière), qui inclut les convictions religieuses. L’article L 1121-1 pose, quant à lui, un principe de protection des libertés fondamentales au travail : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » La jurisprudence a permis de préciser les trois cas dans lesquels des limites peuvent être apportées à la liberté de croyance et de pratique religieuse : le prosélytisme actif (l’animateur d’un centre de loisirs laïc qui avait lu la Bible et distribué des prospectus en faveur de sa religion aux enfants) ; l’hygiène et la sécurité (le sikh refusant d’enlever son turban pour mettre un casque de protection) ; un comportement ou une conviction susceptibles de porter atteinte à l’intérêt de l’entreprise ou à son activité (l’apprenti-boucher refusant de toucher à la viande de porc).

Le cas spécifique des entreprises de tendance

Les entreprises dites « de tendance » sont celles dans lesquelles « une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée. Autrement dit, l’objet essentiel de l’activité de ces entreprises est la défense et la promotion d’une doctrine ou d’une éthique ». Il est admis que dans de telles entreprises (établissements d’enseignement religieux, associations, partis politiques, organisations syndicales), la liberté du salarié est moins grande que dans une entreprise traditionnelle. L’employeur est alors en droit d’exiger du salarié une adhésion aux valeurs véhiculées par l’entreprise, ce qui peut justifier une restriction de sa liberté de conscience. Là encore, l’employeur doit être en mesure de démontrer l’existence d’un trouble objectif et caractérisé ; la limite posée doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnelle au but poursuivi.

Les enseignements de l’affaire Baby Loup

Le 19 mars 2013, la Cour de cassation a donné tort à la crèche Baby Loup, qui avait licencié une salariée parce qu’elle portait le voile. Or, le règlement intérieur de la crèche de Chanteloup-les-Vignes spécifiait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup ». Mais la Cour a estimé que le principe de neutralité ne pouvait s’appliquer, l’activité de la crèche Baby Loup relevant certes d’une mission d’intérêt général, mais pas d’une mission de service public. De plus, elle a jugé que le règlement intérieur instaurait une restriction générale et imprécise, alors que les restrictions à la liberté religieuse dans l’entreprise doivent être « justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et proportionnées au but recherché ».

Cet arrêt, mis en regard avec celui de la CPAM de Seine-Saint-Denis qui autorisait à l’inverse le licenciement d’une salariée voilée au motif que celle-ci exerçait une mission de service public bien qu’elle relève du droit privé, donne une lecture plus claire du principe de laïcité. La neutralité s’applique à tout le service public, quelle que soit la nature de l’organisme qui l’exerce. En revanche, elle ne peut s’imposer par principe dans une entreprise privée, y compris par le biais d’un règlement intérieur.

Vers une évolution législative ?

« Une loi doit intervenir », a déclaré le chef de l’État au sujet de l’arrêt de la Cour de cassation. Il s’agirait d’appliquer le principe de neutralité également dans les entreprises ayant « un contact avec le public, ou remplissant une mission d’intérêt général ». La proposition de loi Laborde, adoptée en première lecture au Sénat le 17 janvier 2012, prévoyait déjà d’étendre l’obligation de neutralité à certaines personnes ou structures privées accueillant des mineurs et à assurer le respect du principe de laïcité. Une alternative consisterait à élargir le champ d’application de la loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux dans les écoles, collèges et lycées… mais pas dans les crèches. Plus drastique, la proposition de loi Ciotti, déposée au lendemain de l’arrêt Baby Loup et entre temps rejetée par l'Assemblée nationale, visait à « donner la possibilité aux entreprises d’inscrire dans leur règlement intérieur le principe de neutralité à l’égard de toutes les opinions ou croyances en fonction des tâches exercées ». Toute évolution législative devra être pesée au trébuchet afin de ne pas se heurter à un principe d’inconstitutionnalité.

 aseigne@cfdt.fr

 

3 questions à Anne Madelin, directrice conseil à Sociovision, spécialiste du fait religieux en entreprise

Comment s’articulent religion et travail aujourd’hui ?

Notre observatoire Sociovision 2012, qui analyse depuis 1975 les mouvements à l’œuvre dans la société française, s’est enrichi cette année d’un volet sur le fait religieux en entreprise. Les chiffres révèlent que 55 % des salariés ont une relation plus ou moins étroite à la religion. Qui plus est, pour 32 %, vivre selon les principes de la religion est important, 20 % estiment même que les règles de la religion doivent primer sur les règles de la société. Sur l’articulation à proprement parler entre travail et religion, 30 % des salariés trouveraient « normal que l’on aménage le lieu, les horaires de travail ou la restauration collective pour tenir compte des pratiques religieuses ». Dans le même temps, 37 % jugent « difficile de parler des pratiques religieuses au travail (règles alimentaires, fêtes religieuses, horaires de travail…) » dans leur entreprise. Ces opinions sont réparties de façon assez homogène parmi les salariés, même si elles sont un peu plus affirmées chez ceux qui se déclarent pratiquants.

Peut-on parler d’une émergence nouvelle de revendications religieuses dans le monde du travail ?

Le rapport à la religion en général, qui est la seule donnée que nous mesurions précédemment, paraît plutôt stable au cours de la dernière décennie. Le chiffre était de 34 % en 1997, il est de 32 % aujourd’hui. C’est plutôt sur le plan qualitatif que le sujet a émergé. L’affaire Baby Loup, comme d’autres avant elle, met les projecteurs sur quelques cas et alerte les entreprises sur le fait que c’est un sujet qu’elles ne peuvent éluder. Avec des réalités très hétérogènes : un cas individuel ici ; une multinationale ayant des implantations à l’étranger là ; ou un service entier qui, de par sa composition, va obliger l’entreprise à apporter de nouvelles solutions : dans un centre d’appels composé à 90 % de musulmans, que faire quand tous demandent un jour de congé pour la fin du ramadan ?

Comment les entreprises gèrent-elles ces situations ?

La tendance des entreprises ces dernières années a été de refuser de s’aventurer sur le terrain de la religion et de se concentrer sur le fonctionnement de l’entreprise. Cela permet de traiter la revendication religieuse de la même manière que toute autre demande. Est-ce compatible avec les impératifs de service, les règles d’hygiène et de sécurité, l’égalité hommes-femmes, etc.  En clair, les entreprises refusent de trancher le débat entre les tenants d’une laïcité stricte, qui voudraient voir s’appliquer le principe de neutralité du service public à l’entreprise privée, et les partisans d’une laïcité ouverte, qui prônent la plus grande tolérance au nom de la lutte contre les discriminations. Celles qui traitent le sujet gèrent les questions qui leur sont posées de façon pragmatique, au cas par cas, par le dialogue, en s’appuyant sur des garde-fous : interdiction du prosélytisme, respect de la sécurité, des consignes d’hygiène, capacité à exécuter sa mission, bonne organisation de l’équipe et non-atteinte aux intérêts commerciaux de l’entreprise. Mais il ne faut pas oublier que le sujet est très lié au bassin d’emploi. On en parle beaucoup parce que ça questionne le vivre ensemble, mais ce n’est pas la principale préoccupation des entreprises.

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