“L’imaginaire de la compétition est délétère”
Sociologue, directrice générale du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), Sandra Hoibian réfute l’idée que la France serait en train de se replier en communautés qui ne se parlent plus. Dans son dernier ouvrage (La Mosaïque française – Comment (re)faire société aujourd’hui. Flammarion), elle nous invite, au contraire, à sortir des représentations négatives dans lesquelles notre pays est enfermé en envisageant la France comme une mosaïque d’individus prêts à (re)faire société.

Pourquoi parler de « mosaïque » pour décrire la France ?
La principale tendance qui traverse notre société, c’est l’individualisation, à ne pas confondre avec l’individualisme. L’individualisation, c’est « chacun ses choix », alors que l’individualisme, c’est « chacun pour soi ». Chacun a envie d’être un individu autonome qui fait ses propres choix au sens large du terme : le choix de son métier, de sa compagne ou de son compagnon, des prénoms de ses enfants, de la manière de s’habiller, de la manière dont vont se dérouler ses funérailles, etc. Notre société est donc bien une mosaïque de 70 millions d’individus qu’il faut faire vivre ensemble.
Cette idée de mosaïque s’oppose à celle, devenue très célèbre, d’archipel, défendue par Jérôme Fourquet dans son ouvrage L’Archipel français, paru en 2019…
L’idée de L’Archipel français, sans trahir son auteur, c’est l’idée d’une société découpée en petits groupes, en communautés qui sont exclusives les unes des autres. Or cette idée ne résiste pas aux données. Une moitié de la population ne se sent appartenir à aucune communauté, et l’autre moitié déclare se sentir appartenir à une ou des communautés, mais pas à celles auxquelles on pense. Le plus souvent, il s’agit de communautés choisies, des communautés de loisirs, de métiers, de quartiers et pas forcément
des communautés de naissance. De plus, la plupart des gens naviguent entre plusieurs communautés. Les identités sont multiples.
Cette recherche d’une identité propre à chacun est particulièrement présente chez les jeunes ?
Je constate, tout particulièrement chez les jeunes générations, le souhait d’assumer et même de revendiquer une identité particulière, différente de celle de son voisin. Pour résumer, nous avons d’un côté une République aveugle aux différences, de l’autre une génération qui revendique justement que l’on reconnaisse et accepte la différence.
Comment avancer entre ces deux visions ?
Pour créer du vivre-ensemble, je pense que la République va devoir prendre en compte cette demande de différences. Que l’on soit attaché ou non à la notion traditionnelle d’égalité, on ne peut plus se mettre la tête dans le sable. L’exemple le plus archétypal est celui du voile.
C’est aujourd’hui considéré comme une atteinte à la République alors que pour les jeunes générations c’est un vêtement que l’on peut porter s’il fait partie de son identité. On peut aussi prendre comme exemple les discussions autour de l’identité de genre. Dans un registre différent, de plus en plus de personnes souhaitent inventer leurs funérailles ou leur mariage. La société doit accepter cette multiplicité de cérémonies qui ne s’inscrivent plus dans un cadre religieux classique.
Je propose, pour ma part, de s’inspirer de l’exemple canadien. Le pays a développé la notion d’« accommodement raisonnable ». L’idée n’est pas de prendre de grandes mesures qui s’appliquent uniformément sur le territoire mais de voir au cas par cas ce que l’on peut accepter comme différence. L’idée est de réfléchir au plus près des gens, au niveau d’une entreprise, d’un quartier ou d’une région.
Quels sont les freins ?
Cette notion de compétition que l’on trouve aujourd’hui dans toutes les strates de la société nuit au vivre-ensemble. C’est une sorte de course infernale. Du côté des perdants, on n’a pas envie d’être responsable de son échec. Cela crée du ressentiment. Du côté des gagnants, le risque de burn-out n’a jamais été aussi présent car il faut aller toujours plus vite, il faut être toujours plus performant. Même sur les sites de rencontre, il faut avoir le meilleur profil pour rencontrer quelqu’un. Cet imaginaire de la compétition est délétère. Ce qui manque aujourd’hui, c’est un imaginaire collectif positif.
Je propose d’aller vers un imaginaire de la coopération. L’idée n’est pas de rassembler tout le monde dans la même course mais de trouver une place à chacun. Dans l’entreprise, tout le monde n’a pas vocation à devenir manager. C’est un chemin exigeant mais on ne part pas de rien. Que ce soit dans les entreprises, à l’école et même en politique, des initiatives existent et peuvent nous inspirer.
Propos recueillis par Jérôme Citron