Le défi de la protection des lanceurs d'alerte

Publié le 15/05/2018

La CFDT est en première ligne pour protéger ceux qui dénoncent des dysfonctionnements dans leur entreprise ou leur administration. Un combat syndical que met en lumière un ouvrage de la CFDT-Cadres qui vient de paraître.

OserLAlerteCouvProthèses PIP, scandale du Mediator, affaire Luxleaks… Ces révélations au retentissement médiatique international ont fait entrer les lanceurs d’alerte dans le débat public. Moins connus sont ceux qui, quotidiennement exposés à des dilemmes éthiques au sein de leur entreprise ou leur administration, osent dénoncer l’inacceptable, refusent de jouer avec les contraintes, les contradictions et les règles de sécurité. En 2017, la CFDT-Cadres a lancé un appel à témoignages pour recueillir la parole de ceux qui ont franchi le pas de lancer l’alerte. Premier constat : ils ont tous eu de graves soucis. Deuxième constat : ils étaient généralement isolés. Jean-Paul Bouchet, ancien secrétaire général de la CFDT-Cadres, et Marie-Noëlle Auberger, ancienne secrétaire nationale de la CFDT-Cadres, se sont intéressés à ces « alerteurs du quotidien » auxquels ils donnent la parole dans un livre événement : Oser l’alerte ! Sortir du silence au travail ?

Tous témoins

     

« Syndiquer l’alerte »

• La mise en place du dispositif d’alerte est un sujet de négociation dont les équipes syndicales peuvent s’emparer (le décret du 19 avril 2017 fait obligation à toutes les entreprises d’au moins 50 salariés et dans toutes les administrations nationales, régionales et les communes de plus de 10 000 habitants de mettre en place une procédure de recueil des alertes, au 1er janvier 2018, par décision unilatérale, accord collectif, etc.).

• Avant tout « passage à l’acte », il faut procéder à un examen minutieux de l’objet de l’alerte pour trouver la procédure adéquate, vérifier si elle entre bien dans la définition de la loi Sapin 2 ou est éligible aux alertes prévues dans le code du travail.

• Pour sortir du rapport de forces inégal avec sa hiérarchie, il est conseillé de se rapprocher du représentant du personnel, de faire jouer la complémentarité des dispositifs et des expertises : avocat, défenseur des droits, associations de lutte contre la corruption ou pour la défense de l’environnement, médias.

• La règle d’or : ne jamais rester seul ! 

     

« C’est un outil indispensable que nous voulons diffuser le plus largement possible pour susciter des débats dans l’organisation, explique la secrétaire nationale de la CFDT, Marylise Léon. La question de l’exemplarité est inscrite dans la prochaine résolution du congrès de Rennes. Et le sujet revient régulièrement de façon préoccupante dans l’actualité, comme en ce moment avec la proposition de loi secret des affaires » (lire SH n°3637 du 26 avril 2018, p.6).

Convaincus qu’en matière de lutte contre la corruption, « toute tricherie peut faire l’objet d’une alerte », les auteurs souhaitent que cet ouvrage aide à libérer la parole des travailleurs. « Qu’ils soient salariés, fonctionnaires, contractuels, sous-traitants, bénévoles, tous peuvent être témoins de discriminations, d’actes illégaux, d’un management brutal, de malversations à la petite semaine ou de grande ampleur, d’atteintes à l’environnement, de décisions contraires à l’intérêt général, à l’intérêt social de l’entreprise, écrivent-ils. Bien souvent, au titre de leur responsabilité professionnelle, ils se mettent en danger ».

Sapin 2 : peut mieux faire !

La France a longtemps accusé un certain retard en matière de protection des lanceurs d’alerte. Une sorte de « tolérance à la corruption ordinaire », comme le signale Nicole-Marie Meyer, responsable Alerte éthique de Transparency International France. Avec diverses ONG, la CFDT s’est battue pour que la loi Sapin 2 de décembre 2016 pour la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique crée un véritable statut pour les lanceurs d’alerte. En vigueur depuis le 1er janvier 2018, la loi les protège contre toute discrimination, un licenciement, des représailles ou sanctions, et prévoit un soutien financier. Elle oblige les entreprises de plus de 50 salariés à mettre en place un dispositif de recueil des signalements et une procédure d’alerte en plusieurs étapes. Malheureusement, ce texte important ne donne pas entièrement satisfaction à la CFDT : la procédure à suivre est complexe et privilégie, dans un premier temps, le traitement interne de l’alerte. La loi ne donne pas de rôle aux organisations syndicales dans le recueil des alertes et le choix d’un référent en la matière est laissé au bon vouloir de l’employeur. « À l’épreuve des faits, le respect de la procédure Sapin 2 est difficile et semé d’embûches. Se lancer seul dans cette démarche peut s’avérer fatal pour le salarié ! », met en garde Franca Salis-Madinier, secrétaire nationale à la CFDT-Cadres et membre du comité économique social européen. « Lorsque la corruption est institutionnalisée dans l’entreprise, il est impossible d’alerter en interne », souligne Marie-Noëlle Auberger.

Comme beaucoup d’autres qui témoignent dans le livre, Jacques Poirier, ingénieur assurance qualité dans un grand laboratoire pharmaceutique (Sanofi-Aventis), l’a appris à ses dépens. Son entreprise fabrique un médicament anticoagulant à base de boyaux pur porc. Cette matière première est importée d’un pays où les normes sanitaires sont moins strictes qu’en France. Jacques constate des irrégularités dans la chaîne d’approvisionnement qui lui laissent penser que des ingrédients d’origine bovine rentrent dans le circuit. Il alerte sa hiérarchie. Bien reçus dans un premier temps, ses avertissements irritent de plus en plus les responsables qualité : mis à l’écart puis licencié à 51 ans, il n’a jamais retrouvé un emploi similaire.

Victime de harcèlement moral pour avoir dénoncé des pratiques de favoritisme dans la passation de marchés publics commises par son supérieur, Stéphane (qui souhaite rester anonyme) est venu frapper à la porte de la CFDT. Son premier contact avec une organisation syndicale. « Notre affichage en faveur d’un dialogue constructif lui semblait le plus adapté. Il ne voulait pas d’un conflit dur avec la direction, explique le délégué syndical de cette société. Nous l’avons accompagné dans toutes ses démarches. Nous lui avons également conseillé d’adhérer afin de se faire élire aux élections professionnelles qui se présentaient. C’est ce qu’il a fait et il a été élu. Aujourd’hui, rien n’est encore résolu, c’est très long, très éprouvant pour lui, mais le processus d’alerte est en cours et il est protégé. »

Une maison des lanceurs d'alerte

Jean-Paul Bouchet le souligne : il n’existe pas de démarche type de prise en charge d’une alerte mais des règles de prudence. Il est capital de trouver les bons appuis au bon moment. Parmi ceux-ci, le recours à des représentants syndicaux peut permettre de mieux « syndiquer l’alerte », c’est-à-dire l’inscrire dans une démarche collective (lire l’encadré). Pour aider les salariés à franchir le pas, la CFDT-Cadres propose, depuis dix ans, le service DilemPro : une démarche de questionnement proposée à tous les cadres et une aide personnelle au discernement pour les adhérents. « Dans tous les entretiens que nous avons avec de potentiels adhérents, les cadres veulent savoir comment exercer leurs responsabilités sans mettre en péril leur carrière », renchérit Vincent Pigache, secrétaire de l’Union départementale 92. En partenariat avec l’Observatoire des cadres, l’UD accueille un cycle de rencontres à la Défense : celle du 17 mai portera sur le thème « De la vigilance à l’alerte, l’exercice de la responsabilité en entreprise ». Prochain défi pour la CFDT : voir aboutir la création d’une Maison des lanceurs d’alerte, projet en gestation depuis 2014 avec des ONG et d’autres organisations syndicales. Un lieu pour que les personnes qui osent l’alerte puissent trouver refuge et appui ? Les salariés en ont besoin, les entreprises et la société aussi.

cnillus@cfdt.fr

     

Un projet de directive européenne insatisfaisant 

La Commission européenne a adopté fin avril un projet de directive visant à protéger les lanceurs d’alerte dans toute l’Union européenne. De nombreux cas de violation des règles européennes seraient concernés : les appels d’offre, la sécurité alimentaire, la protection de l’environnement, la sécurité nucléaire, la protection des données privées, les services financiers, le blanchiment de l’argent et le terrorisme. Mais plusieurs organisations de la société civile estiment que le projet ne va pas assez loin. Ainsi, les lanceurs d’alerte sur l’évasion fiscale ou les infractions au détachement des travailleurs ne seraient pas protégés. La Confédération européenne des syndicats (CES) trouve « ridicule » qu’un employé « puisse dénoncer une maltraitance animale ou une atteinte à l’environnement mais pas un préjudice subi par des travailleurs ». Elle estime le champ d’application du projet de directive « tellement compliqué que (…) les travailleurs lanceurs d’alerte pourraient facilement se retrouver en dehors des dispositions légales ». La CES promet de suivre de près ce texte ; « elle réclamera des aménagements pour en combler les lacunes et éviter l’introduction de nouvelles failles. »

dblain@cfdt.fr