Boris Cyrulnik : “Investir dans la petite enfance est un pari gagnant?!”
Le rapport sur les mille premiers jours de l’enfant, remis par Boris Cyrulnik* au gouvernement, a inspiré l’allongement du congé paternité annoncé fin septembre. Le neuropsychiatre, à la lumière des dernières découvertes scientifiques, dévoile une période déterminante pour le développement de l’enfant et plaide pour une politique de la petite enfance plus ambitieuse. Entretien.

Vous faites commencer les mille premiers jours de l’enfant avant même sa conception, au moment du projet parental. Que se passe-t-il alors de décisif??
L’homme et la femme qui vont faire un enfant organisent autour de lui une niche sensorielle qui va «?tutoriser?» le développement biologique et affectif du bébé. Prenons l’exemple d’une très jeune fille de 14?ans, enceinte d’un jeune garçon de 17?ans accro à des drogues, chassée de sa famille?: on peut prédire que les parents seront malheureux, ils auront peut-être des explosions de violence. La niche sensorielle qui tutorise l’enfant sera altérée, et le bébé aura du mal à se développer si un soutien parental n’est pas mis en place.
C’est à ce point une certitude??
L’une des principales causes des troubles du développement de l’enfant est la précarité sociale de la mère et du père. Les parents sont constamment en alerte. La mère sécrète trop de cortisol et d’adrénaline –?les hormones du stress?– qui passent dans le liquide amniotique. Quand la mère est stressée durablement, le bébé arrive au monde avec des altérations cognitives que la neuro-imagerie peut photographier. On constate souvent une atrophie des deux lobes préfrontaux, c’est-à-dire le socle neurologique de l’anticipation, et une atrophie du système limbique, qui est le socle de la mémoire et des émotions. On peut voir aussi une hypertrophie de l’amygdale rhinencéphalique, située dans le cerveau, qui, lorsqu’elle est touchée, lors d’un accident par exemple, déclenche des émotions insupportables de haine, de colère ou de désespoir. Le bébé arrive au monde avec des altérations cognitives provoquées par le malheur de la mère.
N’y a-t-il pas là une forme de déterminisme??
Non, car le processus de résilience neuronale est facile à déclencher, en vingt-quatre à quarante-huit heures. Pendant les petites années, il y a un bouillonnement de synapses (connexion entre deux neurones)?; il s’en crée trois?cent mille à la minute. Un bébé est facile à traumatiser si sa mère l’est, mais il est facile à sécuriser quand sa mère va mieux. Dès que la mère est rassurée, le bébé reprend sa construction. Si elle est entourée, si le père ou le deuxième parent est présent, si la situation économique de la famille est réglée –?et cela renvoie à la responsabilité des politiques?–, la mère sera alors sécurisante pour le bébé qu’elle porte.
Vous avez été, en partie, entendu sur le congé paternité, qui vient d’être allongé. En quoi ce congé est-il capital??
Les deux figures d’attachement du bébé, la mère en tout premier lieu et, immédiatement après, le père ou le deuxième parent, sont importantes pour le développement psychologique et affectif du bébé. Autrefois, les femmes avaient leur premier enfant avant 20?ans, elles étaient entourées et sécurisées par le père, par le groupe des femmes qui s’occupaient du bébé, par les rituels sociaux religieux, etc.
Aujourd’hui, la plupart des femmes mettent au monde leur premier enfant après 30?ans, elles n’en ont jamais tenu un dans leurs bras auparavant et sont souvent isolées et désocialisées. Cela explique l’étonnante augmentation des dépressions périnatales, de plus en plus souvent avant même la naissance. Elles touchent de 10 à 15?% des jeunes mères dans les milieux favorisés, 30?% dans les quartiers plus en difficulté, et de 30 à 40?% dans les milieux en grande précarité sociale, c’est faramineux?! Quand le père est là, quand il prend sa part des travaux du quotidien, quand la famille entoure la mère, quand les lois lui garantissent de retrouver son travail –?et même, on peut le voir aujourd’hui, d’obtenir une augmentation, comme ses collègues, à l’issue de son congé?–, tout cela contribue à réduire ce risque. Ce sont des protections à développer.
Y a-t-il un lien direct entre les mesures que vous préconisez et la réduction des inégalités??
Clairement, oui. On peut le constater au Québec et en Europe du Nord. Des réformes politiques, éducatives, des mesures de protection des mères et d’aide des pères, similaires à celles que nous proposons, y ont nettement amélioré le développement des enfants. L’illettrisme, par exemple, est inférieur à 1?% dans ces pays.
En France, il est de 6?% dans les quartiers favorisés, de 12 à 15?% dans les quartiers pauvres, c’est énorme?! Le suicide a baissé de 40?% en Norvège et en Finlande parce que les enfants ont plus confiance en eux et se socialisent mieux. La psychopathie a énormément diminué chez eux alors que chez nous, les incivilités augmentent, notamment dans les quartiers les moins favorisés. Créer des postes dans les métiers de la petite enfance, payer les congés parentaux, maternels et paternels, cela coûte de l’argent. Mais l’illettrisme, les psychopathologies, les incivilités aussi coûtent extrêmement cher. Il faut investir de l’argent dans la petite enfance, car le retour sur investissement est excellent. C’est une très bonne affaire de s’occuper des mille premiers jours de l’enfant?!
Propos recueillis par mneltchaninoff@cfdt.fr
©Valentine Vermeil RÉA
Les principales propositions du rapport
- La création d’un parcours des mille jours, accompagnement médico-social personnalisé et renforcé en cas de fragilités de la famille.
- Généralisation de l’entretien prénatal des quatre mois, qui ne concerne aujourd’hui que 28% des grossesses.
- Augmentation des moyens des maternités et des services de protection maternelle et infantile (PMI).
- Allongement du congé paternité, première étape vers une réforme ambitieuse des congés parentaux, dans une optique d’égalité entre les femmes et les hommes. Le rapport préconise neuf semaines de congé paternité?; la durée retenue par le gouvernement est de vingt-huit?jours (contre onze actuellement) dont sept obligatoires.
* ?Boris Cyrulnik a présidé la commission des 18 experts mandatés par le président de la République, en 2019.