[Entretien] Patrick Boucheron : “Une société fatiguée est une société qui renonce à ses valeurs”

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Professeur au collège de France, cet intellectuel engagé appelle à s’emparer collectivement de ce que nous sommes en train de vivre afin de réaffirmer que c’est bien notre modèle social si décrié pendant des années qui a permis à la France de tenir. Fervent défenseur de l’idée de progrès, il alerte sur une forme de fatigue de la société qui pourrait conduire à un renoncement au moment où la jeunesse a besoin d’un nouveau projet mobilisateur.

Que peut apporter un regard d’historien sur la période que nous sommes en train de vivre ?

Dès lors que nous avons la conscience assez aiguë, et c’est le cas aujourd’hui, de vivre une période exceptionnelle, je veux dire exceptionnellement traumatisante, on peut avoir la tentation légitime de se tourner vers l’histoire. Toute la question est de savoir ce que l’on attend de l’histoire. Pour ma part, je n’ai jamais attendu de l’exercice de l’histoire des vertus apaisantes, consolatrices ou réparatrices. Face à la brutalité des évènements, on attend en général des historiens qu’ils nous rassurent en évoquant des continuités.

Je pense que ce que l’on vit, la manière dont on le vit, la dimension mondiale, la brutalité, l’ampleur du choc économique, est à bien des égards inouï, inédit et rend la situation dangereuse parce qu’imprévisible. Cela pourrait suffire à invalider, disqualifier tout discours historique.

Malgré tout, je pense que l’histoire peut être une ressource pour essayer de comprendre s’il n’y a pas dans le passé des trésors d’intelligibilité, quelque chose à aller chercher dans une expérience. Ce mot expérience qui peut parler à tout monde doit être pris dans le sens où l’on peut le dire dans le milieu du travail ou dans un milieu scientifique. C’est à dire à la fois une expérimentation et un legs. Donc de quelle expérience peut-on, sinon s’inspirer, du moins tenir compte pour ne pas trop subir ?

Donner du sens pour reprendre le contrôle ?

Lorsque des enfants posent des questions sur la crise actuelle, je tente de répondre assez simplement. Quelle que soit l’ampleur ou la gravité d’une crise ou d’une guerre, celle-ci finit toujours par s’arrêter. La question est de savoir dans quel état elle nous laisse. D’une certaine manière, la question n’est pas de savoir ce que sera le monde d’après, de rêver à des mondes meilleurs, mais de décrire précisément le nôtre. L’histoire est une forme de diagnostic du présent. Dans quel État est-on aujourd’hui et quel était l’État social au moment où la pandémie nous a frappés. Dans ce cas-là, l’histoire peut servir à quelque chose : à comprendre en quoi aujourd’hui diffère d’hier.

Alors, à quelles expériences rattacheriez-vous ce que nous vivons ? Lesquelles vous viennent à l’esprit ?

L’histoire est l’art de se souvenir de ce dont les hommes et les femmes, en société, se montrent capables. Voilà une définition simple, compréhensible par tous, et que m’inspire notamment la philosophie de Hannah Arendt. On est capable de surmonter de grandes épreuves, mais les réponses sociales à ces épreuves ne sont pas toujours à la mesure de la catastrophe subie. Comme je suis médiéviste, on me pose toujours des questions sur les grandes épidémies du Moyen Âge, notamment la peste Noire qui balaie l’Europe à partir de 1347 avec des conséquences démographiques qui sont sans commune mesure avec ce que l’on a pu connaître depuis. On estime qu’un tiers, voir la moitié dans certaines villes, de la population a disparu en quelques années, ce qui reste la catastrophe démographique la plus importante de l’histoire de l’humanité. Ce qui frappe, c’est que les conséquences politiques, sociales, mentales ou religieuses de cet évènement cataclysmique ne sont pas à la hauteur de l’évènement lui-même. Finalement, cela ne change pas grand-chose.

Ce qui fait la réponse sociale à une crise, c’est donc moins l’ampleur de l’évènement lui-même que la capacité collective à formuler un projet politique pour sortir de la crise.

La société reprend à partir de 1352 sur les mêmes bases. On obéit au même roi, on croit au même Dieu. Il n’y a pas de changement révolutionnaire. Ce qui fait la réponse sociale à une crise, c’est donc moins l’ampleur de l’évènement lui-même que la capacité collective à formuler un projet politique pour sortir de la crise. D’une certaine manière, la crise n’a d’effets positifs que si elle est pensée, accompagnée, escortée, par un discours qui ouvre une perspective.

Pour prendre un exemple plus récent afin d’illustrer ce propos : nous vivons aujourd’hui encore – et heureusement ?– sur une utopie d’après-guerre, utopie réalisée que l’on appelle l’État social. Cet État social a été pensé avant la guerre, mais il a été mis en place au lendemain du conflit. Les sociétés européennes imaginaient alors un avenir commun et durable. En 1945, après avoir subi deux conflits mondiaux, elles réarment la notion de progrès par l’idée d’État social. Pour résumer, elles ne renoncent pas à l’idée que demain peut être meilleur. Il faut le faire en 1945, après tant d’épreuves.

La question de l’avenir commun et durable aujourd’hui passe par une réflexion sur la puissance publique, sa capacité de régulation, par la qualité du dialogue social, par un partage du pouvoir et par une réassurance dans l’idée de progrès, y compris dans ses dimensions techniques et scientifiques.

Comment s’inspirer de cette histoire encore très récente ?

On ne sortira pas de cette crise si on ne s’accorde pas sur une description de ce qui s’est passé. En général, on dit aux politiques : « Assez de paroles, des actes. » Je serais tenté par boutade de dire, pour une fois, l’inverse. « Ayez des paroles accordées à vos actes. »

Aujourd’hui, on a un gouvernement très libéral qui n’a pas brillé lors de la première partie du quinquennat par une grande attention au dialogue social, qui a du point de vue idéologique affirmé des valeurs de confiance dans le marché et de défiance vis-à-vis du monde social. Ce gouvernement est malgré tout amené à faire une politique contraire à son discours, c’est-à-dire une politique de soutien massif en s’appuyant sur ce qui reste de l’État social et on se rend compte qu’il reste des choses. Le niveau d’intervention publique et de soutien public à l’activité atteint un niveau extravagant par rapport à ce que l’on nous disait être possible et extravagant par rapport à ce qui est assumé. On peut s’en féliciter ou simplement remarquer qu’on n’a pas le choix. À partir du moment où tous les gouvernements ont fait le choix de sauver toutes les vies « quoiqu’il en coûte », ils utilisent l’État social. Il y a un moment où il faudra le dire car les gouvernements libéraux ne le diront pas.

On doit faire ce diagnostic collectivement pour faire constater aux idéologues libéraux que ce qui a tenu, c’est ce à quoi ils ne croyaient pas ou ils ne croyaient plus, ce à quoi ils avaient décidé de s’attaquer.

Qu’est-ce qui a permis que l’économie et la société françaises ne s’effondrent pas ? Quels sont les métiers essentiels ? Qui sont les travailleurs qui ont pris des risques ? Quels sont les dispositifs économiques et sociaux qui les ont accompagnés ? Le monde de l’hôpital est central, mais ce n’est pas le seul. On doit faire ce diagnostic collectivement pour faire constater aux idéologues libéraux que ce qui a tenu, c’est ce à quoi ils ne croyaient pas ou ils ne croyaient plus, ce à quoi ils avaient décidé de s’attaquer.

Vous avez une crainte que cette période soit oubliée ?

Ce n’est pas une crainte mais une certitude qu’en France, ce n’est pas le gouvernement qui tirera les conséquences de la période. Après la crise financière de 2008, on n’a pas entendu les banquiers, les traders, les financiers, les idéologues de la dérégulation du marché se confesser en larmes à la télévision en disant : « Désolé on s’est trompé, on ne recommencera plus. » Évidement que non ! Faire le constat est un préalable défensif. Il est nécessaire, mais pas suffisant. L’État social a fait preuve de son efficacité, mais ces preuves doivent êtres dites, exposées. Elles ne sont pas convaincantes par elles-mêmes. Il faut développer un discours politique qui permette de les relancer.

Parce que ce n’est pas seulement d’un discours défensif (la défense des droits) dont on a besoin, mais d’une nouvelle utopie sociale, une utopie concrète. Ce qui me frappe encore une fois, c’est comment tout se noue autour de la notion de progrès. Et ce qui m’inquiète le plus est de voir comment la question du partage de la valeur, du partage du pouvoir, de l’émancipation, voire des vertus civiles et de la foi en la démocratie, butent sur la question de la fatigue.

Les syndicalistes comprennent très bien de quoi je parle. Les gens sont fatigués, ils sont épuisés. Il y a des risques psychosociaux dues à la dureté du temps. Chacun encaisse avec des temporalités différentes, mais la société est dans son ensemble fatiguée. Et une société fatiguée est une société qui renonce à ses valeurs et ses principes. J’ai travaillé comme historien sur la fatigue démocratique, c’est-à-dire sur ces moments, et il y en a eu beaucoup, du Moyen Âge avec la crise des cités-États italiennes au XIIIe siècle jusque dans les années trente en Europe, où les sociétés politiques renoncent à leurs libertés publiques pour se tourner vers un pouvoir autoritaire. Par fatigue, j’entends épuisement, renoncement. Et ce qui est profondément fatigué aujourd’hui, c’est l’idée de progrès, particulièrement chez les jeunes.

Ce n’est pas le modèle qui est fatigué, mais l’adhésion à ce modèle. On risque d’y renoncer à un moment où, paradoxalement, il a fait les preuves de son efficacité. Les gens n’y croient plus au moment où ils auraient toutes les raisons d’y adhérer.

Vous nous dîtes que le modèle européen est fatigué ?

Ce n’est pas le modèle qui est fatigué, mais l’adhésion à ce modèle. On risque d’y renoncer à un moment où, paradoxalement, il a fait les preuves de son efficacité. Les gens n’y croient plus au moment où ils auraient toutes les raisons d’y adhérer.

Quand on nous dit aujourd’hui que la France est l’un des pays du monde qui est le plus soupçonneux du point de vue de la vaccination, comment expliquez-vous cela ? La France n’est pas simplement le pays de Pasteur, c’est aussi le pays de l’institut Pasteur. C’est-à-dire un pays qui défend malgré tout l’idée qu’il y a une recherche publique sur les vaccins, que cette recherche est un bien commun. Qu’est-ce qu’on a raté pour être aussi vulnérable aux idéologies complotistes antivaccinales ? C’est quand même aberrant. Il y a une défaite collective, et chacun doit y prendre sa part. Il me semble notamment que la technostructure française a toujours eu un problème avec l’idée de transparence. C’est pourquoi j’insiste sur la nécessité de réarmer l’idée de progrès, qu’il soit technique, scientifique, humain ou social. Et en particulier chez les jeunes.

Les jeunes sont particulièrement fragiles ?

La jeunesse souffre particulièrement aujourd’hui. À travers les cours en visio-conférence, mes collègues enseignants dans le supérieur ont une fenêtre sur la misère étudiante. On le savait, mais le niveau de désespoir nous surprend. Cette situation sociale est accompagnée d’une démission collective et d’un mépris complet des pouvoirs publics en matière de discours, notamment sur l’université. Dans un pays qui ne croit plus au progrès, mépriser à ce point les lieux de production du savoir pose un problème politique. Mais je ne parle pas que des étudiants. Je pense aussi au désarroi des apprentis, des jeunes travailleurs, ou de ceux qui ne trouvent pas de travail. La jeunesse est bloquée dans ses projets personnels, professionnels ou sentimentaux. C’est terrible.

Il y a aussi une fatigue du discours envers la jeunesse ?

Tout a fait ! Nous devons lui offrir une utopie concrète, la perspective d’un avenir commun qui ne soit pas une fuite hors du monde, qui ne soit pas seulement une échappée belle pour rêver d’ailleurs — car où est l’ailleurs désirable aujourd’hui ? Une utopie concrète est aussi une manière d’organiser son pessimisme, c’est-à-dire d’avoir une vision critique de l’avenir, mais qui est tout de même partageable.

Ce qui me frappe c’est que mon fils est absolument persuadé qu’il vivra moins bien que moi avec la même certitude que mon père était persuadé que je vivrais mieux que lui. Il y a une conviction dans l’idée de progrès qui s’est complétement retournée. Et quand j’essaie de tempérer le catastrophisme de mon fils, il m’écoute poliment, mais il ne me croit pas. Il est persuadé que le monde va à sa fin. Il n’est pas désespéré pour autant, mais son discours illustre la fatigue de la croyance dans le progrès.

La jeunesse est plus poreuse à cette fatigue ?

Il me semble que oui, même si c’est plus complexe. Prenons l’exemple des discours un peu complotistes sur la 5 G — et je ne parle pas là des personnes qui s’interrogent de manière parfaitement légitime sur son intérêt et se posent des questions, à mon sens nécessaires, sur la course en avant technologique. Les études sociologiques montrent de manière surprenante que ceux qui sont le plus poreux à ces rumeurs sont aussi des personnes âgées, diplômées et plutôt des femmes. Ce qui est fatigué, c’est finalement notre capacité à convaincre la jeunesse des vertus d’un progrès social, technique et scientifique tempéré.

Qui est dedans, qui est dehors ? Où les gens habitent ? Qui s’est barré à la campagne ? C’est très puissant. On voit des choses qu’on ne voyait pas ou que l’on ne voulait pas voir.

La fatigue n’est quand même pas apparue à l’occasion de cette crise sanitaire ?

L’épidémie fige la situation. C’est un flash. Comme tout s’arrête, elle agit comme un révélateur. On peut regarder la photographie tranquillement, sans être perturbé, en prenant son temps, en repérant des détails qui, dans le flux normal d’une existence, nous échapperaient peut-être.

Qui est dedans, qui est dehors ? Où les gens habitent ? Qui s’est barré à la campagne ? C’est très puissant. On voit des choses qu’on ne voyait pas ou que l’on ne voulait pas voir. On sait que beaucoup de travailleurs précaires livrent de la nourriture à vélo dans des conditions très dures. On le sait, mais on finit par ne plus en tenir compte. Quand ils sont seuls dans la rue, on ne peut que regarder la réalité en face.

Cette crise révèle finalement un malaise que l’on ressent depuis déjà plusieurs années. On peut parler d’une crise du politique par manque de projet mobilisateur ?

Tout à fait, mais j’ai scrupule à employer toute expression qui tendrait à faire de la crise quelque chose dont on pourrait profiter. Il faut d’abord en sortir, constater et réparer sans aller trop vite. Je ne dis pas que rien de bon n’en sortira, mais il faut laisser le temps aux gens de s’en remettre et d’en tirer ensuite les conséquences, prudemment. Il manque encore un discours sur la crise. C’est notre rôle à nous ; un nous collectif, intellectuels comme organisations syndicales, de mener cette réflexion.

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr

©Sébastien Calvet/RÉA

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