Préjudice nécessaire : sa reconnaissance rejetée dans plusieurs arrêts !

  • Conseil de prud'hommes

La saga du préjudice nécessaire connait aujourd’hui un nouvel épisode, mais pas le plus réjouissant pour les salariés… Découverte dans les années 1990 par la Cour de cassation, puis étendue à de nombreux domaines, pour enfin voir son développement nettement stoppé par cette même Cour en 2016, la notion de préjudice nécessaire continuait pourtant d’exister depuis. En effet, avec ce revirement de jurisprudence, les juges ont tout de même reconnu que dans certaines situations, le manquement de l’employeur causait nécessairement un préjudice ouvrant alors droit à réparation. Mais le périmètre se rétrécit avec quatre arrêts du 11 mars 2025 où le préjudice nécessaire est rejeté à chaque fois.  Cass.soc. 11.03.25, n°21-23.557, n°23-16.415, n°24-10.452 et n°23-19.669)

Qu’est-ce que le préjudice nécessaire ?

En principe, le salarié qui demande en justice la réparation d’un préjudice causé par un manquement de l’employeur, doit prouver ce préjudice. A défaut aucune réparation n’est possible. Mais par exception, il est reconnu que la violation de certaines obligations cause « nécessairement un préjudice » selon la formule des juges, ce qui exonère le salarié de rapporter la preuve de ce préjudice. Ainsi, lorsqu’il est reconnu, le préjudice nécessaire avantage le salarié sur le terrain probatoire.

En 2016 [1], par un revirement de jurisprudence la Cour de cassation stoppait le développement de cette notion en actant le retour à une stricte application des règles de la responsabilité civile. Pour autant, le préjudice nécessaire n’a pas été systématiquement rejeté et continue d’exister à la marge, en particulier lorsqu’un droit fondamental est en jeu, ou encore lorsque la violation porte sur un droit reconnu par une norme européenne.

Récemment, la chambre sociale a pu par exemple reconnaitre que l’absence de pause quotidienne ouvrait automatiquement droit à réparation [2]. Même solution concernant le fait de faire travailler un salarié durant un arrêt maladie [3] ou une salariée durant un congé maternité [4]. Nous avons écrit à ce sujet sur notre site internet.

Dans les quatre arrêts du 25 mars 2025, la chambre sociale rejette la réparation automatique dans les situations suivantes :

·       l’absence de suivi médical régulier des travailleurs de nuit ;

·       le manquement à l’obligation de garantir la prise effective des congés payés ;

·       l’absence de suivi de la charge de travail pour un salarié en forfait-jours ;

·    l’insuffisance des protections contenues dans la convention de forfait jours en matière de santé, de sécurité et de droit au repos.

L’absence de suivi médical régulier pour les travailleurs de nuit (Cass.soc. 11.03.25, n°21-23.557)

Que reproche-t-on à l’employeur ? Un salarié engage la responsabilité de son employeur devant le juge et réclame à ce titre des dommages-intérêts en raison du non-respect des dispositions relatives au suivi médical renforcé pour le travail de nuit. Tout travailleur de nuit, bénéficie en effet d’un suivi individuel régulier de son état de santé (Art. L.3122-11 et L.4624-1 C.trav.).

Réponse de la Cour de cassation. La Cour de cassation valide la position de la cour d’appel en rejetant l’existence d’un préjudice nécessaire : « Le manquement de l'employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit n'ouvre pas, à lui seul, le droit à réparation et il incombe au salarié de démontrer le préjudice qui en résulterait afin d'en obtenir la réparation intégrale. ».

Ici, les juges suivent la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qu’ils avaient saisi d’une question préjudicielle (c’est-à-dire une question posée à la CJUE sur l’interprétation d’une norme de droit européen). La CJUE a considéré qu’en cas de manquement de l’employeur sur ce point, le salarié devait rapporter la preuve d’un préjudice pour obtenir réparation [5].

La chambre sociale relève aussi que l’employeur s’expose à des amendes en cas de non-respect de ces dispositions (Art. R.3124-15 C.trav.) et que tout salarié bénéficie d’une visite médicale préalablement à son affectation à un poste de travail de nuit. Pour les juges, ces éléments semblent apporter des garanties justifiant que l’absence de suivi médical n’entraîne pas nécessairement un préjudice.

 

Manquement à l’obligation de garantir la prise effective des congés (Cass.soc. 11.03.25, n°23-16.415)

Que reproche-t-on à l’employeur ? Une salariée, embauchée en tant que gardienne, avait été empêchée par son employeur de prendre ses congés payés au titre d’une année. Elle saisit la justice, en particulier pour obtenir la réparation de son préjudice résultant de cette situation.

La cour d’appel rejette sa demande, considérant que la salariée ne précisait pas le préjudice subi. L’affaire arrive en cassation, et les juges sont amenés à se demander si le constat de ce non-respect par l’employeur à l’obligation d’assurer le droit aux congés payés ouvre nécessairement droit à réparation.

 

Réponse de la Cour de cassation. La chambre sociale rappelle d’abord l’obligation pesant sur l’employeur d’assurer la prise effective des congés, contenue dans la directive européenne 2003/88/CE. Puis elle considère qu’en cas de manquement à ce principe les droits à congé payé du salarié sont soit reportés en cas de poursuite de la relation de travail, soit convertis en indemnité compensatrice de congé payé en cas de rupture du contrat de travail.

Elle en conclut « qu’un tel manquement n'ouvre pas, à lui seul, le droit à réparation et il incombe au salarié de démontrer le préjudice distinct qui en résulterait. ».

Ici aussi, les juges semblent considérer qu’un certain nombre de garanties existent et expliquent qu’un préjudice ne soit pas automatiquement causé par le non-respect de l’obligation. Ils relèvent en effet que les congés peuvent être reportés ou convertis en indemnité compensatrice.

L’absence de suivi de la charge de travail pour un salarié en forfait-jours (Cass.soc. 11.03.25, n°24-10.452 et n°23-19.669).

Que reproche-t-on à l’employeur ? Dans les deux arrêts, une convention de forfait jours a été conclue entre l’employeur et le salarié.

Dans le premier cas, le salarié saisit le juge afin de demander réparation pour non-respect des dispositions légales et de l’accord collectif relatif au forfait jours en matière de protection de la sécurité, de la santé et du droit au repos.

Dans la deuxième affaire, la salariée demande réparation de son préjudice causé par l’insuffisance des protections contenues dans la convention de forfait jours en matière de santé, de sécurité et de droit au repos.

Dans les deux situations, la cour d’appel rejette l’indemnisation demandée au motif que la preuve du préjudice n’était pas amenée.

 

Réponse de la Cour de cassation. La chambre sociale suit la solution des juges du fond.

Elle relève pour le premier cas, que lorsque l'employeur ne respecte pas les dispositions légales et les stipulations de l'accord collectif assurant la protection de la sécurité et de la santé du salarié et de son droit au repos, la convention de forfait en jours est privée d'effet.

Dans la seconde situation, elle considère que lorsque le salarié a été soumis à une convention de forfait en jours en application d'un accord collectif dont les dispositions n'étaient pas de nature à garantir que l'amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition dans le temps du travail de l'intéressé, la convention de forfait en jours est nulle.

De ces constats, elle relève que le salarié peut dans ces deux cas prétendre au paiement d’heures supplémentaires, dont il appartient au juge d’en vérifier l’existence et le nombre. Ainsi, elle estime que de tels manquement n’ouvre pas, à eux seuls, droit à réparation et il incombe au salarié de démontrer le préjudice distinct qui en résulterait.

C’est donc là aussi parce qu’il y a d’autres garanties (ici le paiement d’heures supplémentaires en cas de manquement aux dispositions visées) qu’il n’y a pas nécessairement un préjudice résultant du non-respect des obligations.

 

En conclusion. Ces différentes solutions sont regrettables. D’une part parce que la preuve du préjudice peut être difficile à établir pour le salarié et qu’on aurait donc pu faciliter le jeu probatoire, en particulier dans un domaine aussi important que la santé et la sécurité des travailleurs.

D’autre part, les « garanties » mises en avant par les juges pour justifier le rejet du préjudice nécessaire ne semblent pas complètement pertinentes. Par exemple, le dépassement de la durée de travail autorisée en matière de forfait jours a des conséquences certaines sur la santé des travailleurs, à court comme à long terme. Et ce n'est pas le paiement d'heures supplémentaires (résultant de la mise à l'écart de la convention de forfait jours) qui limite cet impact. 

 


 

[1] Cass.soc. 13.04.16, n°14-28.293.

[2] Cass.soc. 04.09.24, n°23-15.944.

[3] Cass.soc. 04.09.24, n°23-15.944

[4] Cass.soc. 04.09.24, n°22-16.129

[5] CJUE 20.06.24, C-367/23.

Les arrêts de la Cour de cassation

  • Cass.soc. 11.03.25, n°21-23.557

    PDF — 80Ko

  • Cass.soc. 11.03.25, n°23-16.415

    PDF — 66Ko

  • Cass.soc. 11.03.25, n°23-19.669

    PDF — 52Ko

  • Cass.soc. 11.03.25, n°24-10.452

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