
Pourvoi_n°23-17.782_22_01_2025
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La Cour de cassation continue de préciser le cadre dans lequel un syndicat peut agir en justice pour la défense de l’intérêt collectif de la profession. Dans un arrêt du 22 janvier 2025, elle réaffirme le droit pour un syndicat de réclamer des dommages et intérêts pour atteinte à cet intérêt collectif. Elle rappelle toutefois une limite de taille : les syndicats ne peuvent pas demander la régularisation de la situation des salariés, même lorsque celle-ci est liée à une grève destinée à faire respecter leurs droits essentiels. Cass.soc. 22.01.25, n° 23-17.782.
Dans cette affaire, un projet de restructuration et de recapitalisation a été mis en place au sein d’une société employant 540 salariés dans un siège et 48 agences. Celui-ci prévoyait notamment la cession de certaines succursales.
Le plan industriel n’a toutefois pas été communiqué aux organisations syndicales présentes dans la société et celles-ci se sont heurtées à un refus lorsqu’elles ont demandé à y avoir accès. La direction n’invoquait ni plus ni moins que la confidentialité du document !
Plus d’un an plus tard, les représentants des salariés n’avaient donc aucune information détaillée sur le projet de cession de l’entreprise. C’est dans ces conditions, générant « un stress et une angoisse intense » pour les salariés, qu’une partie d’entre eux ont été contraints de faire grève. La cessation du travail a duré plus d’un mois.
Parallèlement, les actions en référé du comité social et économique (CSE) pour obtenir la communication des documents restaient infructueuses.
Considérant que la grève résultait du comportement fautif de l’employeur, le CSE, les organisations syndicales et les salariés grévistes ont demandé le paiement des jours de grève. Face au refus de l’employeur, une fédération syndicale (de même que le CSE) a saisi le tribunal judiciaire de plusieurs demandes.
Agissant dans l’intérêt des salariés de l’entreprise, c’est naturellement que le syndicat a introduit une action en défense de l’intérêt collectif de la profession.
En complément de l’action dans l’entreprise, l’action en justice peut être mobilisée par les syndicats pour défendre les droits individuels et collectifs des salariés devant les tribunaux. Concernant l’intérêt collectif des travailleurs en particulier, l’article L. 2132-3 du Code du travail prévoit un droit d’agir spécifique : « les syndicats professionnels […] peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent ».
L’intérêt collectif de la profession renvoie aux questions de principe ou de portée générale intéressant l’ensemble d’une collectivité de travail. C’est, en toute logique, la voie d’action judiciaire privilégiée par les organisations syndicales dans l’hypothèse d’une violation par un employeur de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles intéressant une collectivité de travail.
Pour la société, l’action du syndicat devait être jugée irrecevable. Le syndicat tentait selon elle « de se retrancher derrière l'exercice du droit de grève » prétendument bafoué pour rendre son action recevable « alors même que son objet n'a pour seul but que de réparer […] des situations individuelles ».
La cour d’appel lui a donné raison déclarant l’ensemble des demandes irrecevables. De manière péremptoire elle a jugé que « l'action engagée afin de faire juger que la grève était justifiée par les fautes commises par la direction et qu'il en soit tiré les conséquences, ne saurait constituer une action engagée dans l'intérêt collectif de la profession au sens de l'article L. 2132-3 du Code du travail ».
Le syndicat s’est pourvu en cassation. Concernant sa première demande, il arguait qu’un syndicat pouvait bien demander la régularisation la situation de salariés ayant été contraints de participer à une grève « dès lors que cette action ne tend pas à la constitution de droits déterminés au profit de salariés nommément désignés ». Sur la demande en réparation du préjudice, il invoquait justement qu’« un litige est de nature à affecter l’intérêt collectif de la profession dès lors qu’il concerne l’exercice du droit de grève ».
Sans surprise, la Cour de cassation ne l’a pas totalement suivi. Elle commence par rappeler sa jurisprudence constante depuis son arrêt du 22 novembre 2023 [1].
« Il résulte de l'article L. 2132-3 du Code du travail que si un syndicat peut agir en justice pour faire reconnaître l'existence d'une irrégularité commise par l'employeur au regard de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles ou au regard du principe d'égalité de traitement et demander, outre l'allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice ainsi causé à l'intérêt collectif de la profession, qu'il soit enjoint à l'employeur de mettre fin à l'irrégularité constatée, le cas échéant sous astreinte, il ne peut prétendre obtenir du juge qu'il condamne l'employeur à régulariser la situation individuelle des salariés concernés, une telle action relevant de la liberté personnelle de chaque salarié de conduire la défense de ses intérêts ».
En d’autres termes, l’action engagée par le syndicat pour faire régulariser la situation des salariés privés de leur rémunération du fait de leur participation à une grève ne relevait pas pour la chambre sociale de la défense de l’intérêt collectif de la profession mais de l’intérêt individuel de chacun des salariés concernés, « peu important qu’ils n’aient pas été nommément désignés ».
Par cette précision finale, la chambre sociale répond ici à une objection courante faite à sa jurisprudence. Certes l’action collective du syndicat n’a pas vocation à se substituer aux demandes individuelles des salariés. Mais pourquoi un syndicat ne pourrait-il pas demander, après avoir fait reconnaître l'existence d'une irrégularité commise par l'employeur, qu’il se conforme au droit et qu’il rétablisse ainsi ceux des salariés, pour le passé comme pour l’avenir, dès lors que cette demande a une portée collective et qu’aucun salarié n’est nommément désigné ou aucune créance salariale déterminée ?
La Cour balaye ici d’un revers de main le moyen du syndicat sans plus d’égard. Pourtant, la demande de la Fédération avait tout son sens ; elle apparaît selon nous comme étant la suite logique du constat par le juge de l’irrégularité commise par l’employeur, mais aussi le moyen de rendre la condamnation de l’employeur effective par une application générale de la décision du juge.
L’action collective du syndicat permet en effet de défendre, en une seule action, une collectivité de salarié, et ce, sans faire reposer la charge de l’action sur chaque salarié et sans les exposer individuellement. La position de la chambre sociale réduit ainsi l’efficacité des décisions des juges et par la même, l'effectivité des droits des salariés, ce que déplore la CFDT.
La CFDT est consciente des obstacles juridiques contre de telles demandes, et notamment la liberté de conscience des salariés, constitutionnellement garantie, invoquée comme incompatible avec la régularisation situation des salariés dans le cadre de l’action en défense de l’intérêt collectif de la profession.
Nous continuons néanmoins d’expertiser tous les moyens qui permettront de neutraliser l’effet négatif de cette position des juges de la Cour de cassation sur l’effectivité des droits des salariés.
En revanche, l’action qui tend à faire reconnaitre le manquement grave et délibéré de l’employeur à ses obligations relevait bien pour la Haute juridiction de l’action collective des syndicats. De même le syndicat pouvait dans ce cadre demander la condamnation de l’employeur au paiement de dommages et intérêt en réparation du préjudice porté à l’intérêt collectif de la profession.
Elle confirme au passage que lorsque « les salariés se trouvent dans une situation contraignante telle qu'ils ont été obligés de cesser le travail pour faire respecter leurs droits essentiels, directement lésés par suite d'un manquement grave et délibéré de l'employeur à ses obligations, celui-ci peut être condamné à payer aux salariés grévistes une indemnité correspondant à la perte de salaire ».
L’arrêt d’appel a par conséquent était cassé, dès lors qu’il a déclaré irrecevable une telle demande fondée sur une atteinte de l’employeur au droit de grève des salariés.
[1] Cass.soc. 22.11.23, n°22-11238 et 22-14807 – confirmés par Cass.soc. 14.02.24, n° 22-20.535.