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Le co-emploi : quelle est encore son utilité ?

Publié le 04/12/2023

Le co-emploi est un concept né de la jurisprudence afin d’adapter l’application des règles de droit du travail aux situations dans lesquelles l’identité de l’employeur pose question. Source de nombreuses controverses et de débats, sa reconnaissance fut une révolution pour les uns, une hérésie pour les autres. Si la notion a été définie par les juges, ce sont également eux qui l’ont ensuite progressivement circonscrite. À force de corrections, est-elle en voie d’extinction ?

Après avoir analysé les fonctions des différentes facettes du co-emploi et ses effets, nous présenterons son évolution au fil des ans, jusqu’à ce que cette notion finisse totalement marginalisée.

Le co-emploi : une notion fonctionnelle

Les différents types de co-emploi

- Le co-emploi juridique (ou subordonné). Le co-emploi juridique correspond à une situation dans laquelle un salarié est sous la subordination de plusieurs employeurs, malgré l’existence d’un contrat de travail n’en désignant qu’un. Dans ce cas, le mécanisme du co-emploi permet de reconnaître l’existence d’un contrat avec l’autre employeur. Le salarié doit alors prouver que ce dernier exerce sur lui un pouvoir de direction[1].

Cette acception du co-emploi s’applique essentiellement dans le cadre de litiges individuels, ce qui en fait un outil limité.

- Le co-emploi sociétaire (ou non subordonné). Face à la difficulté à qualifier un lien de subordination juridique dans nombre de situations, la jurisprudence a souhaité innover. Le licenciement économique au sein d’entreprises membres de groupes a ainsi été l’occasion de dégager une autre notion : le co-emploi sociétaire.

Le co-emploi sociétaire désigne la situation d’un groupe où la société mère contrôle ses filiales, de telle sorte que celles-ci n’ont aucune marge de manœuvre dans leur gestion économique et sociale. Dès lors, les salariés de la filiale peuvent être considérés comme étant aussi les salariés de la société mère, sans avoir à caractériser l’existence d’un lien de subordination. C’est de cette forme de co-emploi qu’il s’agit dans ce focus.

Une société mère, holding, ou tête de groupe, est une société qui détient des participations dans une autre société, dite filiale, ce qui lui donne un pouvoir de contrôle sur celle-ci. Il s’agit en particulier d’une entreprise qui possède plus de 50 % du capital d’une autre entité, appelée filiale.  

 

La notion de co-emploi est fonctionnelle. Elle est notamment utilisée par des salariés de filiales dont la liquidation judiciaire a été prononcée comme technique permettant d’imputer à la société mère du groupe les obligations incombant à l’employeur en matière de licenciement économique. Les litiges considérés ne sont plus individuels, mais visent à assurer aux salariés la possibilité d’engager la responsabilité d’une personne morale solvable.

Les effets de la reconnaissance du co-emploi

- La responsabilité in solidum des sociétés. Dès lors que le co-emploi est reconnu, la société coemployeuse devient débitrice d’obligations vis-à-vis des salariés de l’employeur initial. Ce mécanisme permet ainsi d’imputer à la société mère l’ensemble des obligations de sa filiale (légales, conventionnelles et contractuelles), en dépit de leurs personnalités distinctes. Selon la Cour de cassation, l’objectif premier du co-emploi « est de rechercher le véritable décideur pour lui imputer les effets de ses décisions, notamment pour obtenir l’extension de l’obligation de la dette, par l’adjonction d’un autre débiteur à la créance de dommages-intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse » [2].

Ainsi, c’est l’absence de pouvoir réel de la filiale qui caractérise le co-emploi et justifie que le principe d’indépendance juridique des personnes morales soit exceptionnellement neutralisé. Dans ce cas, les co-employeurs sont liés avec le salarié par un contrat de travail unique[3].

-Les conséquences sur les droits des salariés en cas de licenciement pour motif économique. Le co-emploi entraîne des conséquences s’agissant de l’obligation de reclassement qui se trouve étendue au niveau de la société ayant été reconnue co-employeur. De même, la validité du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ne s’apprécie plus par rapport aux moyens de la société employeuse initiale, mais également au regard de ceux de la société mère. Enfin, l’appréciation du motif économique de licenciement peut également être affectée par la reconnaissance d’une situation de co-emploi.

- Détermination de la compétence des juridictions. En cas de litige international, l’existence d’un co-emploi peut permettre de déterminer la compétence du tribunal français.[4]

Les conditions du co-emploi : une évolution des critères

De la triple confusion d’intérêt…

Dans un premier temps, le critère retenu par la Cour de cassation pour reconnaitre l’existence du co-emploi a été celui dit de la « triple confusion » :

  • une confusion d’intérêt caractérisée par l’appartenance à un même groupe et par l’absence d’autonomie capitalistique de la filiale ;
  • une confusion d’activité caractérisée par une interdépendance des activités ou par la dépendance économique de la filiale à l’égard de la société mère ;
  • une confusion de direction entre les deux sociétés[5].

Pour une partie de la doctrine, cette définition était trop imprécise pour distinguer le co-emploi du fonctionnement normal des groupes de sociétés au sein desquels se manifestent communément des pratiques de coopération et des rapports de domination.

Face aux « difficultés persistantes »[6] des juges du fond à appréhender cette notion, la Chambre sociale a été conduite à écarter l’existence d’une situation de co-emploi dans la quasi-totalité des contentieux qui lui étaient soumis, tout en maintenant la triple définition.  Puis, finalement, la définition a été abandonnée au profit de nouveaux critères du co-emploi destinés à être plus explicites.

… à la perte totale d’autonomie d’action

-Premier temps : ajout du critère de l’immixtion. La Cour de cassation a opéré un changement progressif de sa jurisprudence. D’abord, par un arrêt dit « Molex » en 2014[7], à l’issue duquel le critère de l’immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale a été ajouté à la définition initiale. Ainsi, selon les termes de la chambre sociale : « hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être considérée comme un co-employeur à l'égard du personnel employé par une autre, que s'il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d'intérêts, d'activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ».

Cet arrêt constitue une première tentative de la Cour de cassation de restreindre la définition du co-emploi. Dans son commentaire, la chambre sociale précise que l’immixtion doit être globale et permanente et doit prendre à la fois une dimension économique et une dimension sociale. Concrètement, concernant la dernière dimension, « il n'y a immixtion sociale qu'à condition que la direction du personnel et la gestion du personnel soient prises en main par la société mère qui ne permet plus à la filiale de se comporter comme le véritable employeur à l'égard de ses salariés »[8].

-Second temps : la perte totale d’autonomie. Mais ce n’est qu’avec un arrêt du 25 novembre 2020 que la Cour infléchit drastiquement sa jurisprudence en abandonnant le critère de la triple confusion au profit de celui de la perte totale d’autonomie d’action de la filiale. La position retenue dans l’arrêt Molex n’était apparemment pas assez claire pour permettre aux juges du fond de s’y conformer. Aussi, les contentieux continuaient-ils d’affluer devant la Haute juridiction. Par ce revirement, la chambre sociale a souhaité « circonscrire avec la rigueur nécessaire des situations qui doivent rester dans le domaine de l’exception »[9].

La définition du co-emploi ne rompt toutefois pas totalement avec l’arrêt Molex. La reconnaissance du co-emploi continue en effet d’exiger une immixtion permanente de la société mère, mais il est désormais précisé que celle-ci doit entrainer une perte totale d’autonomie de la filiale. Concrètement, les juges doivent analyser la situation objective de la filiale et rechercher si celle-ci dispose d’une autonomie d’action, aussi limitée soit-elle, ou si sa gestion économique et sociale est totalement assurée par une autre société du groupe.

La Cour de cassation nous offre ainsi une nouvelle grille de lecture, bien plus restrictive, renforçant de ce fait le caractère marginal du mécanisme.

Le co-emploi : un outil devenu marginal

Dans quels cas le co-emploi peut-il être reconnu ?

- Le co-emploi limité à la fraude ? À l’issue de cet arrêt, on peut raisonnablement se demander si le mécanisme du co-emploi ne se retrouve pas réduit à sanctionner les hypothèses de montage sociétaire visant à soustraire l’employeur aux obligations que lui imposerait la loi. Certains auteurs parlent de « fictivité » de la société employeur, d’autres de société frauduleuse[10]. Dans quel autre cas en effet pourrait-on se trouver en présence d’une filiale n’ayant aucune autonomie d’action ?[11]  Si tel était le cas, les hypothèses de reconnaissance de co-emploi seraient réduites à peau de chagrin.

Déjà, à la suite de l’arrêt Molex, la Chambre sociale n’avait reconnu l’existence du co-emploi qu’une seule fois (en 6 ans). Il s’agissait d’une situation dans laquelle les sociétés d’un groupe s’étaient immiscées de manière permanente dans la gestion économique technique et administrative d’une filiale, ainsi que dans sa gestion des ressources humaines, notamment par la centralisation des recrutements au niveau du groupe[12].

La Cour de cassation n’a jamais explicitement conditionné le co-emploi à la présence d’une fraude. Dans sa note explicative, elle se réfère toutefois à la notion de « transparence de la personne morale », dégagée par le Conseil d’État dans le cadre du contentieux relatif à la validation ou homologation du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Ce faisant, le Conseil d’Etat se démarque de la Cour en optant pour la notion de « véritable employeur », plutôt que pour celle de co-emploi[13]. Toutefois, le raisonnement est similaire : il s’agit de reconnaitre des relations anormales de pouvoir qui se glissent derrière les formes juridiques des groupes.

 

- Une récente illustration du co-emploi sans fraude. Il est encore un peu tôt pour se prononcer avec certitude sur les effets de cette décision du 25 novembre 2020. Cependant, par un arrêt du 23 novembre 2023, la Cour de cassation nous offre une illustration de reconnaissance du co-emploi en dehors de l’hypothèse de la fraude.  

En l’espèce, un salarié, licencié pour motif économique à la suite du rachat de la société employeur par une autre société, avait demandé en justice des dommages et intérêts pour la rupture injustifiée de son contrat de travail et pour harcèlement moral. Son action était dirigée à la fois contre son employeur initial et contre la société acquéreuse dont il arguait qu’elle était co-employeur.

La Chambre sociale a admis l’existence du co-emploi dès lors qu’était caractérisée une immixtion de la société mère dans la gestion économique, sociale et financière de sa filiale ayant conduit à une perte totale d’autonomie d’action de celle-ci[14].  Jusque-là, rien de nouveau. Mais cet arrêt nous en apprend davantage sur les éléments de nature à établir le co-emploi.

Premièrement, les juges ont examiné la gestion économique de la filiale et ils ont constaté que la société était sous totale dépendance de la mère pour l’exercice de son activité économique (activité de transport organisée par la société mère, plus de clientèle propre pour la filiale…).

Deuxièmement, les juges ont analysé la gestion sociale de la filiale. Ils ont constaté que la société mère s’était substituée à sa filiale dans la gestion de son personnel, tant dans les relations individuelles que collectives (élaboration des plannings et tournées des chauffeurs, gestion des congés…). Troisièmement, les juges ont considéré la gestion financière et comptable de la filiale qui était intégralement assurée par la société mère.

Par conséquent, on comprend qu’un co-emploi puisse être reconnu lorsque la gestion économique, sociale, financière et comptable de la filiale est en réalité assurée par la société mère.

Bien que la fraude, ou encore la fictivité de la société employeuse, n’ait pas été explicitement requise, cette décision reconnaissant le co-emploi confirme son caractère exceptionnel. Cette marginalisation du co-emploi fait craindre que dans nombre de situations, la responsabilité extracontractuelle ne soit le seul recours des salariés pour être indemnisés de leurs préjudices à la suite de leur licenciement économique.

Le recours à la responsabilité civile délictuelle : une alternative au co-emploi

Le resserrement de la notion de co-emploi sociétaire devrait avoir pour conséquence de renforcer le recours à une alternative permettant de rechercher un débiteur solvable, en engageant la responsabilité délictuelle de la société mère.

Ainsi dans les arrêts dits Lee Cooper, dans lesquels la responsabilité de la société mère a pu être engagée. Dans les faits, la société mère avait joué un rôle fautif dans la situation économique dégradée de sa filiale ayant conduit aux licenciements. Cependant, les juges du fond avaient souverainement écarté l’existence du co-emploi, considérant que les actions de la société mère « n’excédaient pas la nécessaire coordination des actions économiques entre deux sociétés appartenant à un même groupe ».

Heureusement, la Cour de cassation a approuvé les juges de l’avoir condamnée sur le fondement de la responsabilité délictuelle, dans la mesure où elle avait pris « des décisions préjudiciables dans son seul intérêt d’actionnaire » et avait ainsi concouru, par sa faute, « à la déconfiture de l’employeur et à la disparition des emplois qui en est résultée » [15].

Si, dans cet arrêt, l’issue a été favorable aux salariés, ces décisions sont rares. Il convient en effet, contrairement au mécanisme du co-emploi, de caractériser la faute de la société mère. Aussi, obtenir gain de cause est-il particulièrement difficile tant les preuves que les salariés de la filiale doivent réunir sont nombreuses et l’information difficile à obtenir...

L’action en responsabilité délictuelle comporte toutefois un avantage procédural certain : elle se prescrit par 5 ans à partir du jour où le salarié a pris connaissance des faits lui permettant de l’exercer. En revanche, concernant l’action en contestation de la rupture d’un contrat de travail, le délai de prescription est d’1 an. Il est également à noter que la première action s’effectue devant le tribunal judiciaire quand la deuxième a lieu devant le conseil de prud’hommes[16].

Raison de plus, de notre point de vue, pour continuer, dans ce genre de situations, à invoquer les deux fondements (co-emploi et responsabilité) afin que le juge le plus à même de statuer sur la rupture du contrat de travail puisse statuer !

Attention ! Les salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse en raison de l'insuffisance du plan de sauvegarde de l'emploi et du manquement de l'employeur à son obligation de reclassement et ayant déjà été indemnisés à ce titre devant le conseil de prud’hommes ne sont plus fondés à engager la responsabilité civile délictuelle d’une autre entité du groupe. Pour la Chambre sociale, ces dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse réparent déjà le préjudice causé par la perte de leur emploi et par la perte d'une chance d'un retour à l'emploi[17].

 

[1] Cass.soc. 13.11.96, n°94-13.187.

Pour des exemples du co-emploi juridique, voir : Cass.soc. 02.09.10, n°09-65.230 ; CA Versailles, 04.02.21, n°18/00009.

[2] Note explicative relative à l’arrêt n° 1120 du 25.11.20, n°18-13.769.

[3] Cass.soc. 01.06.04, n°01-47.165.

[4] Cass.soc. 19.06.07, n°05-42.551.

[5] Cass.soc. 18.01.11, n°09-69.199.

[6] Note explicative relative à l’arrêt n° 1120 du 25.11.20, n°18-13.769.

[7] Cass.soc. 02.07.14, n°13-15.208 à 13-15.238, 13-15.240 à 13-15.308, 13-15.310 à 13-15.398 et 13-21.153.

[8] Commentaire de la chambre sociale (site de la Cour, mensuel du droit du travail n° 56, juillet 2014, p. 4).

[9] Note explicative relative à l’arrêt n° 1120 du 25.11.20, n°18-13.769 (Chambre sociale).

[10] G. Auzero, « Le co-emploi bouge encore ! » Semaine sociale Lamy n°1936.

  1. Martin-Serf, « Sociétés fictives et frauduleuses », J.-Cl. Com., 2011, fasc. 1002, nos 51 s.

[11] D’ailleurs, selon nous, le cas où la filiale aurait conservé des prérogatives résiduelles afin échapper à la qualification de co-employeur devrait être traité de la même manière qu’une perte totale d’autonomie.

[12] Cass.soc. 06.07.2016, n°15-15.481.

[13] CE, 17.11.16, n°386306.

[14] Cass.soc 23.11.22, n°20-23.206.

[15] Chambre sociale, 24 mai 2018, 16-22.881.

[16] Cass.soc. 13.06.18, n°16- 25.873 à 16-25.883.

[17] Cass.soc. 27.01.2021, n°18-23.535.