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Délais de procédure: un déni de justice?

Publié le 05/01/2013
Retour sur les jugements rendus par le tribunal de grande instance (TGI) de Paris le 18 janvier 2010 condamnant l'Etat Français pour les délais de procédure trop long, notamment en matière prud'homale, au regard des principes et obligations du droit européen.

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ». Tels sont les mots, lourds de sens, que le premier paragraphe de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales emploie.

C’est de l’application de cette convention (ratifiée par la France, est-il nécessaire de le rappeler, il y a bientôt 40 ans) qu’il a été question au cours de deux audiences mémorables qui se sont déroulées au Palais de justice de Paris, les 30 novembre et 15 février derniers.

  • L’État en procès

Audiences mémorables, car si un nombre conséquent de salariés étaient demandeurs, ce n’était pourtant pas à leurs employeurs (ou ex-employeurs) respectifs qu’ils entendaient demander des comptes, mais bien à l’État. Car, pour la plupart de ces justiciables salariés, la justice prud’homale était « déjà » passée et avait pu « déjà » les rétablir dans leurs droits. Il n’était donc nullement question, pour eux, de revenir sur le fond de ce qui avait pu les contraindre à saisir les prud’hommes. La seule problématique juridique dont le juge de droit commun a été saisi, était celle attenante aux conditions déplorables dans lesquelles les procédures s’étaient déroulées, devant le juge du contrat de travail. En effet, les salariés concernés se sont vus, après coup, contraints de revenir frapper à la porte de l’institution judiciaire, pour dénoncer les « délais de procédures » particulièrement excessifs qu’ils avaient subis tout au long de leur parcours prud’homal.

  •  L’intervention de la CFDT

Fortement sensibilisée par ce dysfonctionnement très préjudiciable de la justice du travail, et par les conséquences de détresse sociale qu’il ne manque pas d’induire, la CFDT a décidé, il y a tout juste un an, de s’associer au syndicat des avocats de France (SAF), à la CGT, FO, Solidaires, l’UNSA, au syndicat de la magistrature (SM) et aux ordres des avocats de Seine-Saint-Denis (93), des Hauts-de-Seine (92) et de Paris, pour intervenir aux côtés de salariés qui en avaient été victimes.

  •  « Double peine »

Au total, ce ne sont pas moins de 71 dossiers qui ont pu être montés… Et cette action d’envergure aura eu l’incontestable mérite de mettre le doigt sur un scandale absolu, celui d’une « double peine » qui ne dit pas son nom et qui trouve pourtant à s’appliquer, implacable et silencieuse, à un nombre toujours plus grand de salariés. Entendons-nous bien, un salarié qui se voit contraint de saisir le conseil de prud’hommes est, par nature, un salarié qui s’estime floué dans ses droits par son employeur : c’est la première peine. La justice du travail n’est alors, pour lui, rien de moins que la dernière planche de salut… Le tiers qui, « au nom du peuple français », va être en mesure, soit de redresser la situation, soit, à défaut, de décider d’une juste indemnisation. Or, voilà qu’en saisissant ce tiers, le salarié qui demande à être rétabli dans ses droits, va se trouver exposé au risque d’une nouvelle violation du Code du travail : celle du délai de procédure, déraisonnable : c’est la double peine… Non pas de la part de l’employeur cette fois, mais de l’État. Comment, alors, ne pas ressentir un profond malaise devant le désarroi du justiciable salarié qui, après avoir subi une injustice professionnelle souvent douloureuse, se sentira lâché par le bras séculier de l’État qui est pourtant censé être là pour le protéger ?

  •  Violation des délais expressément visés au Code du travail

Par-delà même la prescription d’ordre général figurant à la Convention européenne de sauvegarde des droits et des libertés fondamentales, et sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin, il n’est pas non plus inutile de rappeler que le Code du travail fourmille de « délais » qui s’imposent (normalement) à l’institution judiciaire et qui sont autant de garanties, pour le justiciable salarié, quant à l’effectivité du droit dont il demande l’application. Deux exemples, pris de ci de là, au sein des 16 (premiers) jugements qui ont été rendus par le TGI de Paris le 18 janvier dernier, permettront de donner tout son sens à cette assertion.

- Première illustration : les saisines du conseil de prud’hommes aux fins de requalification d’un CDD en CDI, pour lesquelles, « l’affaire est directement portée devant le bureau de jugement qui statue au fond dans un délai d’un mois suivant sa saisine »[1].

Ainsi le délai d’un mois qui devrait s’imposer au juge prud’homal saisi d’une demande de requalification de CDD en CDI permet au salarié qui le souhaiterait, de pouvoir, au cas où son action devait prospérer, rester dans l’entreprise. Or, le non-respect du délai légal, récurrent au sein de certains conseils, ferme définitivement la porte à une telle perspective et prend, de ce fait, à contre-pied ce qui fonde l’intelligence des textes. À savoir, la possibilité pour le salarié d’être mis en possession d’un jugement immédiatement exécutoire, avant que son CDD abusif n’expire[2] et ainsi, de faire valoir, auprès de l’employeur (sans que ce dernier ne puisse s’y opposer) sa volonté de continuer à son poste de travail. En foulant du pied cette exigence de délai, l’institution judiciaire dénature ce qui était la volonté du législateur au moment où le texte a été adopté. Ceci, en ne rendant finalement accessible au salarié que la seule et unique voie indemnitaire. Il est d’ailleurs à noter qu’un tel état de fait nuit également aux actions syndicales susceptibles d’être menées en la matière, puisque les « organisations syndicales représentatives dans l’entreprise » sont ici en droit d’agir en substitution des salariés intéressés[3]. Or, le maniement de cette action en substitution n’a d’intérêt que lorsqu’il s’agit d’œuvrer dans le sens du maintien du salarié dans l’entreprise.

La lecture des jugements rendus le 18 janvier dernier fait d’ailleurs apparaître que le délai d’un mois ici visé n’est pas seulement dépassé… mais qu’il est, dans certains cas, littéralement « explosé ». Ainsi, par exemple, ce manutentionnaire qui a saisi le conseil de prud’hommes de Bobigny afin d’obtenir la requalification de son CDD en CDI, le 20 mars 2006 et qui n’a obtenu un jugement statuant sur ladite requalification (positivement pour lui d’ailleurs) que le 30 juin 2009 (!). Soit 3 ans et 3 mois d’attente en lieu et place du mois légal.

Il est d’ailleurs à noter que dans cette affaire, le TGI a pu relever l’existence de ce que nous pourrions appeler un « cumul de violations de délais légaux ». Le bureau de jugement, directement saisi, s’était en effet mis en départage. Aussi, ce sont les deux délais d’un mois ci-avant détaillés (le premier lié aux requalifications et le second au départage) qui se sont trouvés mis à mal… Excellente transition avec l’illustration suivante.

- Deuxième exemple : Les délais imposés dans les dossiers faisant l’objet d’un départage. La partie législative du Code du travail nous indique que « l’affaire est reprise dans un délai d’un mois suivant sa saisine »[4], la partie réglementaire du Code du travail nous précise, dans le même esprit, que « l’affaire est renvoyée à une audience ultérieure (…) présidée par le juge départiteur ». Audience qui se doit, elle-même, d’« être tenue dans le mois du renvoi ».[5]

Ce délai d’un mois, qui devrait s’imposer au juge prud’homal saisi de décision de départage, doit permettre au salarié de ne pas subir de préjudice majeur en termes de délai de traitement de son dossier. Le départage est, en effet, l’un des aléas inhérents au fonctionnement paritaire des conseils de prud’hommes. Qui dit « juste équilibre des forces en présence » (employeurs d’un côté et salariés de l’autre) dit, en effet, risque de blocage. Le législateur, tout comme le pouvoir réglementaire, avait donc logiquement posé comme exigence que la survenance dans la procédure d’une étape de départition n’impacte que très marginalement le délai de traitement d’un dossier. Or, les situations de fait révélées par les affaires jugées le 18 janvier dernier sont, sur ce point aussi, particulièrement cruelles.

Ainsi, pouvons-nous mettre en exergue ce jugement qui a condamné l’État à payer 5 000 € de dommages-intérêts au justiciable salarié, après qu’il ait été constaté, sur le conseil de prud’hommes de Bobigny là encore, un « délai de 35 mois mis à convoquer le demandeur à une audience de départage ».

  • Violation du « délai raisonnable »

Les affaires ayant été jugées le 18 janvier dernier n’ont cependant pas seulement trait à la violation de délais expressément visés au Code du travail. Ce qui est, somme toute, logique puisqu’en dehors de ces prescriptions législatives et réglementaires particulières, il existe d’autres dispositions plus générales et supra-nationales.

- Comme nous l’avons vu en introduction du présent commentaire, « toute personne a droit », au vu du premier paragraphe de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarder des droits et libertés fondamentales, « à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable » ;

- La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme a, qui plus est, déjà très clairement affirmé que « les conflits du travail portant sur des points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne doivent être résolus avec une célérité particulière ».

Ainsi, pouvons-nous citer, en exemple, ce jugement statuant sur la demande de résiliation judiciaire qui avait été déposée devant la section encadrement du conseil de prud’hommes de Nanterre, le 15 décembre 2009, par un salarié « estimant qu’il faisait l’objet d’une discrimination liée à son mandat électif » et qui ne fut convoqué devant le bureau de conciliation que le 23 septembre 2010, puis suite à l’échec de la conciliation, devant le bureau de jugement que le 2 février 2012 ! Aussi, à la date du jugement rendu par le TGI de Paris, l’affaire était-elle toujours pendante. Dans ce cas de figure, le tribunal a pu relever que le conseil de prud’hommes avait mis plus de 2 ans avant d’entendre les parties en bureau de jugement (9 mois avant toute tentative de conciliation, puis plus de 16 mois avant d’accéder au bureau de jugement), alors même que, durant tout ce temps, le justiciable salarié « est resté dans la société dont il dit qu’elle lui fait subir des discriminations en raison de son activité de représentant du personnel, de sorte que l’attente de la décision définitive de la juridiction, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle interviendra, est particulièrement difficile à supporter, le salarié étant susceptible d’être mal apprécié du fait de l’action qu’il a pris l’initiative d’engager ».

  • L’État condamné

La loi précise que « l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service à la justice ». Cependant, pour accéder à une telle réparation, force est de constater que la porte est plutôt étroite, puisque « sauf dispositions particulières », cette responsabilité ne peut être engagée « que par une faute lourde ou un déni de justice »[6].

Restait donc à démontrer que, dans les espèces portées devant le TGI de Paris, le déni de justice était bel et bien constitué. Pour arriver à une conclusion de cet ordre-là, il a été nécessaire d’agencer une argumentation en plusieurs étapes :

- 1re étape : il fallait parvenir à démontrer que le déni devait s’entendre, pas seulement du refus ou de l’abstention de juger, mais aussi, plus largement, « du manquement de l’État à son devoir de protection juridique de l’individu et notamment du droit du justiciable de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable (…) ». C’est ce que se sont astreints à faire, avec succès, les demandeurs, et le ministère public.

- 2e étape : une fois, cette première argumentation aboutie, encore fallait-il démonter que les conditions permettant la mise en cause effective de la responsabilité de l’État étaient bien remplies.

- Pour ce faire, il a fallu convaincre le tribunal que, pour chacune des affaires plaidées, les dossiers « requéraient un traitement d’une particulière célérité ». Ce qui n’était pas le plus difficile, puisqu’elles avaient toutes trait au droit du travail et que, ce faisant, conformément à la jurisprudence européenne (cf. supra), elles devaient toutes être considérées comme des dossiers urgents.

- Il a fallu également prouver que les demandeurs n’avaient nullement « contribué par leur comportement à l’allongement de la durée de l’instance » ;

- que la procédure ne présentait pas un caractère de complexité particulière ;

- que des mesures n’avaient pas été mises en œuvre par les autorités.

In fine, il est apparu que ces trois conditions étaient bien remplies dans l’ensemble des dossiers plaidés.

Ainsi a-t-il été retenu, s’agissant de la mise à mal des délais inhérents au départage que :

- Sur le conseil de prud’hommes de Nanterre, « l’éventuelle difficulté rencontrée par les magistrats dans l’appréciation des demandes à l’issue de l’audience de jugement n’expliquaient pas la durée excessive entre l’audience du bureau de jugement s’étant mis en départage et la date de l’audience présidée par le juge départiteur, le délai de fixation ne s’expliquant que par l’encombrement récurrent et ancien du tribunal » ;

- Sur le conseil de prud’hommes de Bobigny, « le délai de fixation à l’audience de départage (…) s’explique par le très fort taux de départage que connaît la section commerce (…), en dépit des efforts portés sur le nombre d’audiences de départage (…) » ou bien encore que « le retard à statuer n’est justifié que par l’encombrement du rôle ».

  •  Et la Chancellerie dans tout ça ?

Il va sans dire qu’il devrait y avoir un avant et un après l’action unitaire menée autour de ces inacceptables violations des délais de procédure. Il nous semble en effet pour le moins inconcevable que la Chancellerie puisse rester les bras ballants devant une condamnation de l’État pour « déni de justice ». Car, au final, un tel état de fait conduit, ni plus ni moins, à poser la question de l’efficience du droit du travail. Car, en effet, quelle portée peut-il encore avoir, dès lors que l’État n’est plus, lui-même, en mesure d’en garantir la juste application. Cela ne nous conduit-il pas tout droit vers une mutation du Code du travail et des dispositions conventionnelles applicables, en simple déclaration d’intention ? Car, disons-le franchement, un droit qui n’est pas en mesure d’être sanctionné n’est plus vraiment un droit. Conséquemment, il est d’ailleurs fort probable que de tels dysfonctionnements du service public de la justice nuisent aux négociations qui sont toujours susceptibles de se faire jour entre salariés et employeurs afin de mettre fin au litige qui les oppose. Dans un tel contexte, ces derniers peuvent en effet, en toute tranquillité, jouer la montre…

La CFDT ne manquera donc pas d’interpeller la Chancellerie sur la question des moyens alloués à l’institution prud’homale, dès que le conseil supérieur de la prud’homie sera à nouveau réuni.

 

[1] Cf. art. L. 1245-2 C. trav.

[2] C’est d’ailleurs en ce sens que l’article R. 1245-1 C. trav. prévoit que les décisions prud’homales rendues dans ce cadre sont « exécutoires de droit à titre provisoire ».

[3] Cf. art. L. 1247-1 C. trav.

[4] Cf. art. L. 1454-2 C. trav.

[5] Cf. art. R. 1454-29 C. trav.

[6] Cf. art. L. 141-1 C. org. jud.

[7] Proposition qui est aujourd’hui devenue réalité. Cf art. 5 de la loi n° 2011-1862 du 13.12.11 relative à la répartition des contentieux et à l’allégement de certaines procédures juridictionnelles, qui rajoute à l’art. L 1454-2 C. trav. l’alinéa suivant : « En cas de pluralité de conseils de prud’hommes dans le ressort d’un tribunal de grande instance, le premier président de la cour d’appel peut, si l’activité le justifie, désigner les juges du tribunal d’instance dans le ressort duquel est situé le siège du tribunal de grande instance ». Il est à noter que cette évolution déjà présente dans le rapport Guinchard de 2008 et, qu’en son temps, le conseil supérieur de la prud’homie avait été consulté à ce propos. Cf. Prud’homme info n° 197.