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Sport, business et droits sociaux : les damnés du stade

Publié le 13/06/2014

Objet de convoitise politique, ticket pour l’enfer de nombreux travailleurs, l’organisation des compétitions sportives internationales, notamment la coupe du monde de football, ne rime pas toujours avec responsabilité sociale.

Même au pays du football, toutes les lignes ne sont pas bonnes à franchir. Il y a tout juste un an, l’augmentation du prix des titres de transport public et les manifestations, parfois violentes, qui s'en sont suivies dans l’ensemble du ­Brésil témoignaient du malaise social croissant dû, en partie, à l’organisation de la Coupe du monde. Il faut dire que la compétition, avec un coût global estimé à 11 milliards d’euros, est devenue de plus en plus impopulaire au fil des années. La dégradation des services publics et la flambée immobilière (200 % en cinq ans en moyenne à Rio) avaient déjà attisé le sentiment d’abandon d’une partie de la population. Le « nettoyage » des favelas de Rio et la transformation à marche forcée de quartiers entiers de São Paulo pour accueillir les stades ont fait le reste. La société brésilienne a beau être passionnée de football, elle aurait préféré que l’argent public soit investi dans l’éducation et la santé. « La hausse du prix des transports a mis le feu aux poudres, mais la situation aurait dégénéré de toute façon. La Coupe du monde n’est clairement pas notre priorité. Et quand bien même nous aurions voulu l’accueillir, combien d’entre nous pourraient prétendre à l’accès aux stades, avec des places vendues trois fois le salaire minimum [environ 225 euros] ? », fustige Maria Texeira, jeune enseignante, qui dénonce régulièrement depuis 2013 la facture outrancière que représente pour le Brésil l’organisation d’une Coupe du monde dans un pays où la pauvreté et les inégalités déchirent déjà le tissu social.

Au Brésil, certains inspecteurs du travail ont admis avoir fermé les yeux sur quelques irrégularités dans l’intention d’achever les travaux à temps.

Le gouvernement a bien tenté de calmer le jeu, arguant que la Copa et, a fortiori, les Jeux olympiques de 2016 (attribués à Rio) apporteraient au pays « emplois et visibilité ». Mais, dans le même temps, les déclarations édifiantes des gouvernants du football, inquiets à l’idée que le malaise social ne finisse par « gâcher la fête », n’ont fait qu’accentuer les tensions. « Le climat est tendu, oui, admet Michel Platini, président de l’UEFA, mais les Brésiliens ont la Coupe du monde, ils sont là pour montrer la beauté de leur pays et leur passion du football. S’ils peuvent attendre un mois avant de faire des éclats un peu sociaux, ce serait bien pour le Brésil… » Silence donc, et place aux matchs !

La Fifa fait sa loi

Casques RéaMais afin d’accueillir les spectateurs dans les stades, il a fallu aussi faire des concessions. Mi-avril à São Paulo, l’inspection du travail autorisait la reprise des travaux, paralysés après la mort d’un ouvrier fin mars - le troisième - sur le chantier du stade Itaquerão. Passées « les enquêtes et l’instauration de nouveaux dispositifs de sécurité », certains inspecteurs du travail ont admis avoir « fermé les yeux » sur quelques « irrégularités » dans l’intention d’achever les travaux à temps. Dans cette dangereuse course contre la montre, un stade a pourtant réussi à tirer vers le mieux-disant social. À Salvador de Bahia, l’ensemble de la main-d’œuvre employée à la construction du stade Itaipava a bénéficié d’une convention collective négociée par le Sintepav Bahia, en lien avec l’IBB (Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois), assurant une hausse de salaire significative et davantage de contrôles de sécurité. Le syndicat peut se targuer de n’avoir à déplorer aucun accident grave sur le stade et d’avoir fait adhérer la quasi-totalité des ouvriers grâce à cette action. Un exemple pour les chantiers à venir ? Malheureusement, l’attribution par la Fifa des prochaines éditions de la Coupe du monde à la Russie (2018) puis au Qatar (2022) ne laisse rien espérer en ce sens pour les travailleurs migrants.

Dès 2013, la Russie adoptait furtivement la « loi de la Fifa » portant sur la préparation et l’organisation de la Coupe du monde 2018. Celle-ci supplante de nombreuses normes du travail pour la main-d’œuvre employée sur les sites associés à la compétition et donne carte blanche aux employeurs en ce qui concerne les conditions d’embauche des travailleurs migrants. Un moins-disant social aux airs de déjà-vu dont les Russes se seraient bien passés après les JO de Sotchi, pour lesquels les statistiques officielles font état de 60 accidents mortels de travailleurs entre 2009 et 2013.

Selon la CSI, "Au Qatar, plus de gens mourront en construisant les infrastructures du Mondial qu’il n’y aura de joueurs en compétition". 

Au Qatar, la construction des grands chantiers du Mondial 2022 n’a pas encore débuté que déjà le pays est surveillé de près. L’exploitation des travailleurs migrants et les violations par l’émirat de la quasi-totalité des normes internationales fondamentales atteignent ici leur paroxysme : depuis l’attribution, en 2010, de la Coupe du monde, 1 380 travailleurs indiens et népalais sont morts. La Confédération syndicale internationale estime qu’à ce rythme, « plus de gens mourront en construisant les infrastructures du Mondial qu’il n’y aura de joueurs en compétition ». Le Qatar a bien publié, en février, une charte visant à « améliorer le sort » des milliers de travailleurs migrants, à laquelle les entreprises doivent se conformer. Mais en préservant le système de kafala (parrainage), qui empêche le salarié de quitter son emploi sans l’accord de son employeur, la charte maintient en l’état l’essentiel des discriminations pesant sur la main-d’œuvre étrangère au Qatar, qui représente 94 % des salariés du privé.

Des conditions proches de l'esclavagisme

Le pays le plus riche du monde tolère ainsi sur ses chantiers des conditions de travail proches de l’esclavage, explique Steve Murphy, secrétaire général de l’UCATT, le syndicat irlando-britannique des travailleurs de la construction, de retour du Qatar*. « Je n’oublierai jamais l’image de ces jeunes hommes vivant dans des endroits exigus, avec des cafards, et dans une telle indignité. Beaucoup auraient préféré ne jamais quitter leur pays d’origine. Les employeurs n’ont pas tenu leurs promesses en matière de salaires, de conditions de travail et de vie. En l’absence de liberté syndicale et compte tenu de la complexité du système judiciaire, aucune solution ne leur est proposée concernant la transmission des plaintes liées à leur situation professionnelle. » Lors de sa première mission, l’IBB s’était vu refuser l’accès aux chantiers de Vinci, l’une des entreprises françaises ayant décroché plusieurs contrats pour la Coupe 2022. Les pressions exercées depuis ont finalement poussé le DRH du groupe à s’engager auprès des organisations syndicales françaises (lors d’une rencontre organisée le 13 mars dernier) pour l’obtention d’un droit de visite des sites de Vinci Construction au Qatar. « Les choses commencent lentement à bouger. Le recrutement se fait désormais directement dans le pays concerné, empêchant ainsi toute dépendance par l’endettement [les migrants paient jusqu’à 1 000 dollars de frais de recrutement pour venir au Qatar]. Et Vinci s’est engagé à nous transmettre les documents de santé et sécurité de ses chantiers », explique Alexandra Rettien, de la CFDT-Construction-Bois.

aballe@cfdt.fr

photos © Réa