Démocraties en péril à l’est de l’Europe

Publié le 29/04/2016

Les dérives autoritaires progressent en Europe centrale et orientale. Au risque d’un affaiblissement de ces jeunes démocraties, et d’une rupture avec les valeurs européennes.

Avant de déléguer l’accueil des migrants à la Turquie moyennant finances au mois de mars, l’Union européenne s’était entendue en septembre 2015 sur un plan de répartition de 120 000 réfugiés. C’était sans compter avec les dirigeants des quatre États du groupe de Visegrád* – la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie – qui, réunis à Prague le 15 février, ont exprimé sans ambages leur refus de prendre part au plan, pour certains dans des termes xénophobes. En témoignent les déclarations dans la presse de Viktor Orbán, le Premier ministre hongrois, pour qui l’arrivée massive de migrants « majoritairement musulmans » fait peser une menace sur « les valeurs européennes, fondées sur la chrétienté ».

Ces voix discordantes à l’est ne sont pas une nouveauté. Depuis son retour aux commandes du pays en 2010, Viktor Orbán n’a eu de cesse de renforcer le pouvoir de son parti, Fidesz, d’orientation populiste et nationaliste, en faisant adopter une série de lois sur la justice, la presse, le fonc­tionnement du Parlement et en introduisant une référence à Dieu dans la constitution hongroise. Il dit s’inspirer de Poutine, Erdoğan et de la Chine pour son projet d’un « État illibéral ». L’opposition en Hongrie est paralysée, et la société tout entière comme figée dans un carcan autoritaire. Même scénario en Pologne depuis le retour au pouvoir en 2015 du PiS, le parti Droit et justice, dirigé par le très conservateur Jarosław Kaczyński. En quelques mois, les nouveaux dirigeants ont réformé le Tribunal constitutionnel de façon à le rendre inopérant, limogé un certain nombre de hauts fonctionnaires et installé des proches du pouvoir à la tête des médias publics. La législation sur l’avortement, déjà parmi les plus restrictives d’Europe, pourrait se durcir encore, n’autorisant les femmes à avorter que dans le seul cas où leur vie est mise en danger, en excluant les cas de grossesse à la suite d’un viol ou d’un inceste et les graves pathologies du fœtus aujourd’hui pris en compte. Chacune de ces atteintes aux droits et à la démocratie déclenche des réactions partout en Pologne (lire l’interview ci-dessous). En République tchèque, derrière une apparence de stabilité se dessine une concentration des pouvoirs sur fond de corruption. La Slovaquie n’est pas mieux lotie. Le parti d’extrême droite nationaliste Naše Slovensko (Notre Slovaquie) vient de faire son entrée au Parlement. Le Premier ministre slovaque Robert Fico affiche des positions europhobes (il qualifie le multiculturalisme en Europe de « fiction ») et ne cache pas son admiration pour Poutine. Face à tous ces coups de canif donnés aux principes démocratiques, l’Union européenne ne peut pas grand-chose. « On reproche à l’Union européenne de ne pas intervenir plus fortement sur les libertés mises à mal dans ces pays d’Europe centrale ou orientale, mais toutes les lois ne sont pas faites à Bruxelles, note Yves Bertoncini, directeur de l’Institut Jacques-Delors. Le sursaut démocratique doit venir des pays eux-mêmes. »

Carte

Une question demeure : comment expliquer cette dérive autoritaire ? « Ces pays sortent d’une longue période sous le joug de l’Union soviétique, rappelle Maher Tekaya, du service International de la CFDT. Ces démocraties sont encore relativement jeunes. Cependant, l’aspiration à la démocratie, si elle ne se reflète pas toujours dans les choix électoraux, est encore vivace. Attention à ne pas confondre les peuples et les gouvernements. » Ajoutons que la montée des extrêmes droites et les crispations identitaires ne sont pas l’apanage de l’Europe centrale et orientale, mais des fléaux bien partagés avec tous les pays de l’Union.

mneltchaninoff@cfdt.fr 

*En 1991, les chefs d’État de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie et de la Pologne rassemblés à Visegrád, en Hongrie, ont constitué un groupe de coopération régionale en prévision de leur intégration européenne.


“L’Europe représente pour les Polonais une garantie de sécurité”

20160412 105340Jolanta Kurska, présidente de la Fondation Bronisław-Geremek, institut culturel polonais proeuropéen.

Comment les acteurs de la société civile comme vous perçoivent-ils la situation en Pologne ?

Nous sommes très inquiets. Les médias aussi, en tout cas ceux qui ont préservé leur indépendance – je ne parle pas des médias publics aujourd’hui asservis par le pouvoir. Nous assistons à une mainmise sur tous les espaces de la vie publique par une pensée unique et un pouvoir autoritaire. Les manifestants et les opposants sont qualifiés de « traîtres » par les autorités. C’est un terme lourd de sens, utilisé pour diviser et faire peur. C’est très alarmant pour l’avenir de la démocratie en Pologne et en Europe.

Quelle est l’attitude du gouvernement polonais vis-à-vis de l’Europe ?

Le jour de sa prise de fonction, la Première ministre a fait retirer le drapeau européen de la salle où se tenait sa conférence de presse. C’est un symbole fort. Des députés issus de la majorité actuelle ont créé un groupe parlementaire chargé d’examiner les bénéfices pour la Pologne de son intégration à l’Union européenne. On imagine aisément que ce groupe n’a pas été créé pour rendre une évaluation positive.

Les citoyens polonais sont-ils favorables au maintien de leur pays dans l’Union ?

Les Polonais ont toujours été euro-enthousiastes. Alors que dans d’autres pays de l’Union le sentiment proeuropéen déclinait, chez nous, cette ferveur est restée entière. On peut même dire qu’elle a été renforcée par les évolutions à l’est de notre pays, par la nouvelle situation créée par la Russie de Vladimir Poutine, son ingérence en Ukraine et sa politique que je qualifierais d’impérialiste. De nouveau, ce voisin se montre peu rassurant et l’idée d’appartenir à l’Europe représente pour les Polonais une garantie de sécurité.

Quelle est la capacité de la société civile polonaise à résister aux dérives autoritaires ?

D’une certaine façon, la situation a provoqué un réveil de la société civile, qui s’était un peu assoupie depuis les grandes années de Solidarność. À l’annonce de chaque nouvelle mesure liberticide, des milliers de manifestants descendent dans la rue, dans toutes les grandes villes de Pologne. Un comité de coordination s’est créé, fédérant toutes les associations de défense des droits des citoyens. La génération des plus de 40 ans, ceux qui ont connu la Pologne d’avant la chute du Mur, est la plus mobilisée. L’opinion publique résiste. Mais qu’est-ce qui peut arriver à une nation de plus en plus soumise à une propagande massive, quand les mensonges deviennent vérité à force d’être répétés ?

Photos d'ouverture : Reuters/Fabrizio Bensch