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Liberté religieuse : le principe de neutralité doit être écrit, général et indifférencié

Publié le 14/05/2019

Un employeur peut-il interdire le port du voile et licencier une salariée qui refuse de le retirer lors de ses interventions auprès des clients de l’entreprise, alors même qu’aucune règle écrite n’a été édictée? Sans surprise, le 18 avril dernier, la cour d’appel de Versailles a confirmé les positions de la CJUE et de la Cour de cassation en annulant le licenciement prononcé dans ces conditions. Reposant sur un motif lié à l’expression par la salariée de ses convictions religieuses, ce licenciement est discriminatoire. CA Versailles, 18.04.19, n°18/02189.

Rappelons rapidement les faits : en 2008, une salariée est embauchée en qualité d’ingénieure en informatique par une société de conseil. Poste qui l’amène à devoir se rendre chez des clients. La salariée porte alors le foulard islamique. Précisons qu’à l’époque, il n’existe dans l’entreprise aucune règle écrite à ce sujet. L’employeur s’étant contenté de prévenir oralement la salariée du fait qu’elle pourrait être amenée à devoir retirer son voile, notamment en présence de clients.

Au début de la relation contractuelle, et pendant environ un an, le fait de porter le voile n’est pas reproché à la salariée, que ce soit au bureau ou en rendez-vous client. Mais ça c’était avant… Avant que l’un des clients n’aille se plaindre auprès de l'employeur, exigeant que l’employée ôte son foulard lors de ses prochaines visites. Face au refus de la salariée de retirer son foulard, la société la licencie pour faute grave.

Débute alors une longue procédure contentieuse. Estimant son licenciement discriminatoire car lié à ses convictions religieuses, la salariée saisit la justice. Déboutée par le conseil de prud’hommes et en appel, elle se pourvoit en cassation.

Prudente(1), la Cour de cassation sollicite l’avis de la CJUE(2), puis, dans la lignée de cette dernière, constate l’existence d’une discrmination fondée sur les convictions religieuses(3). Selon elle, si l’employeur peut prévoir une clause de neutraité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, c’est à la condition que cette clause soit :

-        impérativement prévue par le RI,

-        générale et indifférenciée,

-        et limitée aux salariés en contact avec la clientèle.

Elle ajoute qu’en cas de refus du salarié de se conformer à cette règle, l’employeur doit, avant même d’envisager tout licenciement, chercher à le reclasser dans un poste sans contact visuel avec la clientèle. La Cour de cassation renvoie alors l’affaire devant la cour d’appel de Versailles qui a finalement statué le 18 avril dernier.

Sans surprise, la cour d’appel de Versailles suit le raisonnement de la CJUE et de la Cour de cassation :

le licenciement qui repose sur un motif lié à l’expression par la salariée de ses convictions religieuses est discriminatoire et se trouve frappé de nullité

 

  • L’interdiction doit impérativement résulter d’une règle écrite inscrite au règlement intérieur (RI)

Si la cour d’appel reconnaît qu’à l’époque des faits, la loi Travail du 8 août 2016(4) (qui précise les conditions dans lesquelles un règlement intérieur peut prévoir une clause de neutralité restreignant la manifestation des convictions des salariés) n’existait pas, elle rappelle que Code du travail(5) admettait déjà que le règlement intérieur puisse contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions à condition qu’elles soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnées au but recherché.

Alors certes, cet article n’obligeait pas l’employeur à prévoir de telles clauses dans le RI. Mais, dès lors qu’il envisageait d’instaurer des règles de nature à restreindre les droits des personnes et les libertés individuelles, comme la liberté d’exprimer ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques, il ne pouvait le faire que dans le cadre du règlement intérieur ou d’une note de service. Ceci sous le contrôle de l’inspection du travail et du juge et sous réserve de respecter les règles en termes de consultations des institutions représentatives du personnel et de la publicité des normes internes produites.

Ce qui n’est pas le cas de la règle non écrité invoquée en l’espèce par la société, purement orale, qui ne peut donc fonder un licenciement.

 

  • Une règle qui doit être générale et indéfférenciée

La cour d’appel ajoute qu’au-delà de la forme, le fait que la règle non écrite ait pour seul objet d’encadrer le fait religieux (et non pas aussi l’expression de convictions politiques ou philosophiques), et qu’elle n’ait pas été opposée à d’autres salariés, aboutit à ne pas traiter de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise : il s’agit donc bien d’une discrimination directe.

La société ne justifie en effet ni de l’existence, ni de la généralité, ni de la publicité, ni du contenu précis de la règle non écrite invoquée qui lui aurait permis d’interdire à la salariée de porter le voile en cas de contact avec la clientèle. 

  • Une discrmination que seule une exigence essentielle et déterminante objective peut justifier

Enfin, la cour d’appel rappelle que seule une exigence essentielle et déterminante résultant de la nature de l’activité professionnelle et des conditions de son exercice aurait été à même de justifier la discrimination directe ainsi constituée. En aucun cas, elle ne peut résulter de considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers d’un client.

La demande du client pour qu’il n’y ait « pas de voile la prochaine fois », ne constitue donc pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante susceptible de justifier une interdiction de porter le voile et encore moins le licenciement de la salariée qui refuserait de s’y soumettre.

Par conséquent, le licenciement qui repose sur un motif lié à l’expression par la salariée de ses convictions religieuses est discriminatoire et donc nul.

 

La décision rendue par la cour d’appel de Versailles vient donc marquer la fin d’un long feuilleton judiciaire. En rappelant et confirmant la jurisprudence précédemment dégagée (et ajoutons à cela la loi Travail qui autorise expressément les clauses de neutralité), la cour d'appel pose une fois pour toutes le cadre d’instauration d’une politique de neutralité dans les entreprises privées.

 

Cela a le mérite de rendre les règles plus lisibles en la matière et de poser les limites du pouvoir de l’employeur. Car si l'employeur «chargé de faire respecter au sein de la communauté de travail, l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié » peut effectivement venir restreindre, à certaines conditions, les droits et les libertés des salariés, la rupture du contrat ne doit pas être la sanction automatique en cas de refus d’un salarié de se soumettre à cette règle : l’employeur doit, au préalable, tenter de le reclasser.

Il n’en reste pas moins que ces décisions successives constituent un véritable mode d’emploi à l’adresse des entreprises qui envisagent d’instaurer une politique de neutralité dans laquelle le règlement intérieur joue un rôle déterminant.

 



(1) Au regard des positions prises par la CJUE dans l’affaire Baby-Loup.
(2) CJUE, 14.03.17, aff.C-188/15, Asma Bougnaoui : la Cour de justice de l’Union européenne qui précise que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits de son client de ne plus voir une travailleuse porter le foulard islamique ne puvait être considéré comme une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » propre à fonder l’interdiction.
(3) Cass.soc. 22.11.17, n°13-19855.
(4) Loi n°2016-1088 du 08.08.16 ; Art L.1321-2-1 C.trav.
(5) Art L.1321-3 C.trav.

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