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Liberté religieuse : la CJUE ne bouleverse pas l’état du droit interne

Publié le 15/03/2017

Une règle interne à l’entreprise peut-elle interdire le port du foulard islamique sans constituer une discrimination liée à la religion ? Un employeur peut-il tenir compte du souhait de son client de ne plus avoir à traiter avec une salariée portant le foulard islamique pour en interdire et en sanctionner le port ? C’est au travers de ces deux questions préjudicielles (1) que la CJUE, saisie par les Hautes cours belges et françaises, est venue préciser les conditions dans lesquelles une entreprise peut apporter des restrictions au port de signes religieux au sein de l’entreprise. Si elle admet la possibilité pour un règlement intérieur de poser, sous certaines conditions, une telle interdiction, elle refuse en revanche que l’employeur tienne compte de la volonté de l’un de ses clients pour restreindre la liberté des salariés. Au-delà des commentaires à l'emporte-pièce, voici une analyse en profondeur de ces décisions et de leur impact réel sur l'état du droit interne.  CJUE, 14.03.17, C-157/15, Aff G4S Secure Solutions NV (Belgique) et C-188/15, Aff. Micropole SA (France).

 

  • Une entreprise privée peut, sous certaines conditions, interdire le port du voile à ses salariées

Rappel des faits : un licenciement fondé sur le non-respect d’une règle interne

Dans la première affaire (2) (belge), une salariée de confession musulmane, engagée comme réceptionniste par une société de prestation de réception et d’accueil (G4S Secure Solution), fait part à sa direction de sa volonté de porter le foulard islamique sur son lieu de travail 3 ans après son embauche.

À ce moment-là, seule existe une règle non écrite au sein de la société interdisant aux salariés de porter des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail. Règle qui sera formalisée 2 mois après dans le règlement intérieur. Persistant à vouloir travailler avec le voile, la salariée se fait finalement licencier. Elle conteste devant les juridictions belges la rupture de son contrat, fondée selon elle sur un motif discriminatoire. 

C’est dans ce contexte que la Haute cour belge décide de saisir la CJUE de la question suivante : l’interdiction de porter un foulard islamique, découlant d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constitue-t-elle une discrimination directe au sens de la directive de l’Union du 27 novembre 2000(3) ?

Une règle interne interdisant le port du voile ne constitue pas une discrimination directe

Après avoir rappelé que la notion de « religion » devait être interprétée comme couvrant tant le fait d’avoir des convictions religieuses que la liberté de les manifester en public, la CJUE s’attache à déterminer si la règle interne crée une différence de traitement entre les travailleurs en fonction de leur religion et de leurs convictions, et, dans l’affirmative, si cette différence de traitement constitue une discrimination directe au sens de la directive. En d’autres termes, cette règle a-t-elle créé une différence de traitement entre travailleurs qui portent un foulard islamique et ceux qui n’en portent pas, ainsi que l'a soutenu la salariée ?

Non, selon la CJUE la règle en question se réfère d’une façon générale au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et vise donc indifféremment toute manifestation de telles convictions. Elle traite donc de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes. La règle n'instaure donc pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de la directive. Il n’y a donc pas de discrimination directe.

Elle peut néanmoins constituer une discrimination indirecte

La CJUE reconnaît toutefois qu’une telle différence de traitement pourrait éventuellement constituer une discrimination indirecte fondée sur la religion ou les convictions s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit en fait à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, pour les salariées musulmanes par exemple. Cependant, même dans cette hypothèse, la discrimination serait fondée dès lors que l’entreprise poursuit un objectif « légitime » et si les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.

S’il appartient en principe au juge national de vérifier ces conditions, la CJUE lui donne quelques pistes.

- La volonté, pour l’employeur, d’afficher dans les relations avec les clients une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse se rapporte à la liberté d’entreprise et doit être considérée comme légitime.

- L’interdiction du port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses participe à la bonne application d’une politique de neutralité, dès lors que celle-ci est vraiment poursuivie de manière cohérente et systématique.

- Si l’interdiction ne vise que les travailleurs de l’entreprise qui sont en relation avec les clients, on peut considérer qu’elle est strictement nécessaire pour atteindre le but poursuivi.

- La CJUE ajoute qu’il convient de vérifier si l’entreprise avait la possibilité de proposer à la salariée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle, plutôt que de la licencier.

- Une solution dégagée par la CJUE qui ne surprend pas

Il était déjà admis qu’un règlement intérieur puisse limiter certaines libertés individuelles à condition d’être précis et que ses restrictions soient justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché (4). Ici, la CJUE reste nuancée, car elle pose une limite à la possibilité offerte à l’entreprise : la discrimination indirecte. 

Cette solution s’inscrit dans la logique des dispositions introduites par la loi « Travail » du 8 août 2016, qui permettent de décliner dans le règlement intérieur le principe de neutralité restreignant les libertés des salariés de manifester leurs convictions (religieuses, politiques ou syndicales). A condition que ces restrictions soient justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités de fonctionnement de l’entreprise et qu'elles soient proportionnées au but recherché (6). Cette partie de la loi n’a pas été soutenue par la CFDT, pour qui la question du fait religieux en entreprise doit prioritairement se régler par le dialogue et l’anticipation, et non par la voie disciplinaire.

 

La solution dégagée dans la seconde affaire (française) était plus attendue car il s’agissait clairement pour la CJUE de déterminer dans quelle mesure l’intérêt de l’entreprise était susceptible de primer sur l’exercice de la liberté religieuse par les salariés.

  • Le souhait d'un client ne constitue pas une exigence professionnelle

Les faits : un licenciement consécutif à la demande d’un client

La seconde affaire, française, est légèrement différente (6). Lorsqu’elle se présente à l’entreprise privée Micropole en vue de décrocher un stage de fin d’études, l’étudiante porte un simple bandana, puis elle va porter un voile islamique sur son lieu de travail. À l’issue de son stage, elle est embauchée en CDI en qualité d’ingénieur d’études. 
Mais à la suite d’une plainte d’un client auprès duquel elle avait été assignée, l’entreprise lui demande de ne plus porter le voile, mettant en avant le principe de nécessaire neutralité qu’elle s’efforce de préserver à l’égard de sa clientèle. La salariée s’oppose à la demande de son employeur et est licenciée. Pour la société, le port du voile entravait le développement de l’entreprise puisqu’il empêchait la poursuite de l’intervention chez le client. Elle saisit les juridictions françaises afin de contester la rupture de son contrat de travail. Déboutée par les juges du fond, qui estiment son licenciement fondé, la salariée saisit la Cour de cassation.

C’est ainsi que la Cour de cassation a saisi la CJUE de la demande suivante : le souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une salariée qui porte un foulard islamique peut-il être considéré comme une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de la directive de l’Union ?

Selon l’article 4 de la Directive, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement prohibée par la même directive ne constitue pas une discrimination lorsqu’en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée (7).

 En d’autres termes, une exigence d’ordre commercial telle que le fait de risquer de perdre un client mécontent si une salariée porte son voile peut-elle être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante permettant d’écarter toute discrimination ?

Le souhait du client n’est pas une exigence professionnelle

Pour la CJUE, les conditions dans lesquelles une caractéristique, liée notamment à la religion, peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, sont très limitées et renvoient « à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause ». L'exigence ne couvre donc pas « des considérations subjectives telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client ».

Aussi considère-t-elle que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante de nature à écarter l’existence d’une discrimination. Les juges du fond ont donc eu tort de considérer le licenciement comme fondé sur une cause réelle et sérieuse.

 Répondre à une demande discriminante d’un client est discriminatoire

En considérant que répondre à une demande discriminante d’un client est discriminatoire, l’avis rendu par la CJUE ne peut être que positivement accueilli. L’intérêt de l’entreprise de conserver un client n’est pas supérieur au respect de la liberté fondamentale de la salariée. 
Cet arrêt a par ailleurs le mérite de recentrer le débat sur le port de signes religieux autour de la notion d’« exigence professionnelle ».

Sans véritablement surprendre (8), la CJUE vient toutefois préciser et harmoniser le cadre dans lequel une interdiction de porter le voile (ou plus largement de tout signe d’appartenance religieuse, politique ou philosophique) peut être mise en œuvre sans être considérée comme discriminatoire. Pour autant, elle ne remet pas en cause le principe selon lequel les restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives, dont la liberté de manifester ses croyances religieuses, doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. 
À charge désormais pour les juridictions nationales belges et françaises de trancher, au vu de ces décisions, leurs litiges internes.

 

Attention, ces règles sont propres aux entreprises privées ! En France, dans la sphère publique (entreprises publiques ou assurant une mission de service public) il est interdit aux agents de porter des signes ou vêtements religieux au travail au nom du principe de laïcité et de neutralité. De la même façon, en Belgique, les agents de l’État sont tenus de respecter strictement le principe de neutralité.


(1) Le renvoi préjudiciel consiste pour une juridiction nationale, telle que la Cour de cassation, à surseoir à statuer sur une affaire en cours, afin de demander son avis à la Cour de justice de l’Union européenne quant à l’interprétation du droit de l’Union ou sur la validité d’un acte de l’Union. La CJUE ne tranche pas le litige national, en revanche, la juridiction de l’État membre doit se prononcer conformément à la décision de la Cour.
(2) CJUE, 14.03.17, aff. C-157/15, G4S Secure Solutions NV.
(3) Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
(4) Art L.1321-3 C.trav. CE,20.07.90, n°85429 ; Cass.soc.25.06.14, n°13-28369, Affaire « Baby-Loup ».
(5) Art L.1321-2-1 C.trav.
(6) CJUE, 14.03.17, aff. C-188/15, Micropole SA.
(7) Art L.1133-1 C.trav pour l’application française.
(8) La CJUE avait déjà pu considérer comme discriminatoire le refus d’une entreprise (installation de fenêtres) de recruter des personnes d’une certaine origine ethnique ou raciale « en raison des réticences de la clientèle à leur donner accès le temps des travaux à leur domicile privé », CJUE, 10.07.08, aff. C-54/07, Feryn.