Droit européen: décision mitigée de la Cour de justice sur le décompte des effectifs

Publié le 29/01/2014

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) juge contraire au droit de l’Union européenne l’article L. 1111-3 du Code du travail qui exclut du décompte des effectifs de l’entreprise les apprentis et les contrats aidés. Dans les faits, cependant, cet article demeure applicable. CJUE, 15.10.14, aff. C-176/12.

Le 15 janvier dernier, la Cour de justice a répondu à la question préjudicielle soulevée par la chambre sociale de la Cour de cassation relative à la conformité des règles françaises de décompte des effectifs par rapport au droit de l’Union. Attendue depuis près de deux ans, cette décision affirme que les dispositions de l’article L. 1111-3 du Code du travail, qui excluent les apprentis et les contrats aidés du décompte des effectifs de l’entreprise pour déterminer le seuil de mise en place des institutions représentatives du personnel violent le droit de l’Union. Mais faute de pouvoir être écarté par la directive et par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, cet article reste aujourd'hui applicable en droit français.

  • Retour sur les faits

La direction d’une association de médiation sociale (AMS) a réclamé devant le Tribunal d’Instance l’annulation de la désignation d’un de ses salariés en qualité de représentant de la section syndicale de la CGT, car le décompte des effectifs n’atteignait pas le seuil des 50 salariés. L’AMS a demandé, en outre, aux juges d’instance de confirmer qu’elle n’avait pas à organiser d’élection professionnelle puisque ses effectifs étaient inférieurs à 11 salariés en application de l’article L. 1111-3 du Code du travail. Cet article exclut, en effet, du décompte des effectifs de l’entreprise certaines catégories de salariés telles que les apprentis, les titulaires d’un contrat initiative-emploi, les titulaires d’un contrat d’accompagnement dans l’emploi et les titulaires d’un contrat de professionnalisation.

Au moment du litige, l’association embauchait plus de 100 salariés en contrat dits aidés et comptait dans ses effectifs moins de 10 salariés, en application des règles de calcul de l’article L. 1111-3 C. trav.

  • La procédure

Saisi du litige, le tribunal d’instance a transmis à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), au motif que l’exclusion des contrats d’accompagnement dans l’emploi du calcul des effectifs de l’entreprise pourrait porter atteinte au principe constitutionnel d’égalité. La Cour de cassation a, par conséquent, saisi le Conseil constitutionnel de cette question et les sages ont jugé que l’exclusion en cause n’était pas inconstitutionnelle[1].

L’affaire n’en est cependant pas restée là, puisque suite à la décision du Conseil constitutionnel, le représentant de la section syndical CGT( accompagné de son syndicat) ont argué devant le Tribunal d’instance, qui leur donna raison, que les dispositions du Code du travail se révélaient contraires au droit de l’Union européenne.

  • La question préjudicielle

Saisie d’un pourvoi formé par l’AMS pour contester le jugement d’instance, la chambre sociale de la Cour de cassation, a interpelé, en 2012, la Cour de justice de l'Union européenne pour lui soumettre deux questions préjudicielles[2] afin de savoir:

1) Si le droit fondamental à l’information et à la consultation des travailleurs proclamé par l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et précisé par la directive 2002/14[3] peut être invoqué dans un litige entre particuliers?

2) Si oui, si ces dispositions du droit de l’union européenne s’opposent au Code du travail qui exclut du calcul des effectifs de l’entreprise, notamment pour déterminer les seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel, les travailleurs titulaires de contrats aidés?

  • La décision de la Cour de justice

Pour répondre aux questions préjudicielles, la Cour de justice s’exprime en trois temps.

-Tout d’abord elle précise que l’article L. 1111-3 du Code du travail n’est pas conforme aux dispositions de la directive 2002/14, tout en rappelant une jurisprudence antérieure de 2007 dans laquelle était exclue du décompte des effectifs la catégorie des salariés de moins de 26ans[4].

L’Etat français viole donc le droit de l’Union en excluant les travailleurs titulaires de contrats aidés du calcul des effectifs de l’entreprise dans le cadre de la détermination des seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel.

-Ensuite, la Cour affirme en se fondant sur une jurisprudence constante[5], qu’une disposition de la directive 2002/14 – à savoir son article 3§1 qui laisse aux Etats membres la détermination du mode de calcul des seuils de travailleurs employés – n’est pas applicable en tant que telle dans un litige entre particulier, ceci même si la disposition est claire, précise et inconditionnelle.

-Enfin, concernant la question de l’invocabilité de l’article 27 de la charte consacrant le droit à l’information et à la consultation des travailleurs, la Cour de justice répond que pour produire pleinement ses effets, cet article nécessite d’être précisé par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national. Or, pour la Cour de justice, l’article 27 de la Charte ne se suffit pas à lui-même et ne peut en conséquence attribuer aux particuliers un droit subjectif qui serait invocable en justice.

En définitive, l’article 27 de la charte ne peut pas être invoqué seul dans un litige pour écarter la disposition de l’article L. 1111-3 du code du travail non-conforme aux dispositions de la directive 2002/14.

  • Une solution mitigée

La solution exposée telle quelle peut paraître confuse voire décevante. La Cour de justice affirme sans conteste que la directive 2002/14 s’oppose à l’article L. 1111-3 du code du travail qui exclut du décompte des effectifs dans les entreprises les contrats aidés pour déterminer les seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel.

Mais dans les faits, les parties au litige ne pourront invoquer, ni les dispositions de la directive en cause, ni l’article 27 de la Charte pour écarter la disposition du code du travail incriminée et l’article L. 1111-3 du code du travail continue aujourd’hui à s’appliquer…

  • Quelles suites probables ?

Aujourd’hui, les salariés démunis d’institutions représentatives du personnel disposent de la possibilité d’intenter une action devant les juridictions administratives pour demander réparation à l’Etat français du préjudice subi du fait de la non-conformité du Code du travail au droit de l’Union.

Il est aussi possible d’imaginer que la Commission européenne s’empare du problème et saisisse la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours en manquement aux fins de condamner l’Etat français pour non-respect du droit de l’Union.

Enfin,  l’arrêt de la Cour de justice devrait influencer et inciter le législateur français à agir et abroger l’article L. 1111-3 du code du travail.


[1] Décision n° 2011-122 QPC du 29 avril 2011.

[2] Cass. soc., 11 avril 2012, n° 11-21.609.

[3] Directive 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et à la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne.

[4] CJCE, 18 janvier 2007, CGT, C-385/05.

[5] Voir CJCE, 5 octobre 2004, Pfeiffer, aff. C-397/01 à C-403/O1 ; CJUE, 10 janvier 2010, Kücükdeveci, C-555/07.

[6] CJUE, 19 janvier 2010, Kücükdeveci, aff. C-555/07.

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