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Détachement : quelle marge de manoeuvre des Etats membres en cas de fraude?

Publié le 31/01/2018

En matière de détachement, les règles ne sont pas toujours si simples. Un travailleur détaché demeure toujours lié, par son contrat de travail, à son employeur de l’Etat d’envoi et continue d'y payer ses cotisations sociales. Mais que peut faire un Etat membre d'accueil s’il constate que le détachement d’un salarié sur son territoire n’est pas réalisé conformément aux règles européennes ? Quelle est sa marge de manœuvre en cas de fraude ? Une série d’affaires jugées et en cours devant la CJUE nous précise la solution.

Quelles sont les règles du détachement en matière de sécurité sociale?
Lorsqu’un salarié est détaché, celui-ci demeure contractuellement lié à son employeur établi dans l’Etat d’origine. De ce fait, les règlements européens de sécurité sociale prévoient que les charges sociales sont payées dans l’Etat d’origine. L’objectif des règlements est de garantir qu’un travailleur mobile ne perde pas ses droits parce qu’il se déplace et qu’il ne cotise pas deux fois ! Cela permet de garantir la libre circulation des travailleurs. Pour justifier de sa situation, le salarié détaché présent sur le territoire de l'Etat d'accueil doit avoir un seul certificat, le formulaire A1 (ex-certificat E101). Celui-ci justifie que l’employeur du travailleur détaché est bien établi dans l’Etat d’origine (hors France) et qu’il y cotise. Il crée une présomption de régularité de l’affiliation du travailleur au régime de sécurité sociale de l’Etat membre où est établie l’entreprise à laquelle il est lié par son contrat de travail. Il permet ainsi de vérifier qu’il n’y a pas de travail dissimulé, par exemple...
Rappelons que selon les règlements européens de sécurité sociale, le détachement ne peut excéder 24 mois.

Dans une affaire du 22 décembre 2017, la Cour de cassation est venue confirmer l’autorité du certificat A1, quand bien même l'Etat d'accueil (la France) émettait doutes quant à la validité des certificats A1 et donc la réalité du détachement. La Cour de cassation applique ainsi la solution définie par la CJUE le 27 avril 2017 (1).

  • Rappel des faits 

Pour rappel, il s’agissait d’un croisiériste allemand, A-Rosa Flusschiff, qui exploitait des bateaux de croisière navigant en France, sur le Rhône et la Saône. A bord, étaient employés au total 91 travailleurs saisonniers de différentes nationalités. Ceux-ci étaient liés à la société allemande qui détenait elle-même une succursale basée en Suisse. Cette dernière, qui gére les ressources humaines, a détaché des travailleurs sur des bateaux en France. Les contrats de travail étaient de droit suisse et les travailleurs affiliés à la sécurité sociale suisse.

A la suite d’un contrôle, l’URSSAF a émis des doutes quant à la réalité du détachement et à la validité des certificats, dans la mesure où ils avaient été délivrés sur une base erronée. En conséquence, elle a écarté les certificats et a réclamé à l'entreprise A-Rosa 2 millions d’euros pour irrégularités portant sur la couverture de sécurité sociale des travailleurs. En l’occurrence, les certificats ont été pris sur la base de l’article 14 § 2 du règlement européen n°1408/71, qui vise spécifiquement les travailleurs exerçant leur activité dans plusieurs Etats. Or, dans cette affaire, les travailleurs n’exerçaient leur activité qu’en France (2).

La question posée à la CJUE visait dès lors à savoir si les certificats A1 s’imposaient aux institutions et juridictions de l’Etat membre d’accueil, alors même qu’il avait été constaté que ces certificats avaient été délivrés sur une base erronée.

Pour la CJUE, le certificat A1 doit s’imposer dans tous les cas à l’Etat dans lequel le travailleur est détaché, et donc aux institutions de sécurité sociale ainsi qu’aux juridictions françaises dans la présente affaire. La France ne pouvait donc pas suspendre les certificats unilatéralement.

  • Une application conforme de la solution retenue par la CJUE

Une fois la réponse en interprétation du droit de l’UE donnée par la CJUE, l’affaire est revenue devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation. Cette dernière a ainsi fait une application conforme de la décision rendue par la CJUE : elle annonce que le certificat «délivré par l’institution désignée par l’autorité compétente d’un État membre […] lie tant les institutions de sécurité sociale que les juridictions de cet État membre […] même lorsqu’il est constaté par celles-ci que les conditions de l’activité du travailleur concerné n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel» des dispositions du règlement.

La présomption de régularité d’affiliation dans l'État de l'institution émettrice rattachée au certificat A1 résulte d’une jurisprudence bien établie de la Cour de justice et repose sur le principe de coopération loyale garanti par le Traité (3). Ainsi les autorités nationales ne peuvent-elles pas agir unilatéralement pour faire appliquer les règles françaises. Pour faire tomber la présomption des certificats A1, elles ont l’obligation de «suivre la procédure fixée par la Cour de justice en vue de résoudre les différends entre les institutions qui portent sur la validité ou l'exactitude d'un certificat».

  • Le respect du principe de coopération loyale entre les Etats membres

Les autorités françaises auraient dû rigoureusement respecter le principe de coopération loyale entre les Etats, qui implique le respect d’une procédure (4) en trois étapes. Ainsi, il incombait à l’URSSAF :

- de contester la validité des certificats A1 auprès de l'institution suisse qui les avait délivrés ;
- en cas de désaccord entre les deux institutions de saisir la commission administrative pour interpréter les règlements de coordination ;
- à défaut de conciliation, reste la possibilité de former un recours en manquement devant la CJUE (5).

Or, même si l’URSSAF avait présenté une demande de retrait aux institutions suisses, elle n’avait pas épuisé la voie de dialogue avec la caisse d’assurance sociale suisse, ni même tenté de saisir la commission administrative.

Cette procédure doit donc être rigoureusement respectée, ceci «même s’il était avéré que les conditions de l’activité des travailleurs concernés n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel de la disposition» sur la base de laquelle le certificat a été délivré par les autorités suisses. Or, en pratique, il s’avère que la coopération entre les caisses ne fonctionne pas bien...

Il convient toutefois de rappeler que dans la présente affaire, les certificats A1 ont été délivrés sur une base erronée. Il s’agissait donc d’une erreur, mais qu'en serait-il en cas de fraude ?

  • La fraude comme limite à la force probante du certificat A1 ?

Dans le cas où le certificat A1 serait manifestement délivré de manière frauduleuse, il se pourrait que la CJUE retienne une solution différente de celle adoptée dans l’affaire A-Rosa.
Deux affaires actuellement en cours devant la CJUE, dans lesquelles est explicitement question de fraude, pourraient conduire cette dernière à écarter le caractère probant du certificat A1.

- L’affaire Altun. La première affaire concerne une question préjudicielle soulevée par la Cour de cassation belge. Il s’agit dans cette affaire d’un employeur bulgare qui a détaché des salariés en Belgique. Or, il s’est avéré que l’employeur n’exerçait aucune activité en Bulgarie : il s'agissait en fait une société "boîte aux lettres" ! Les certificats A1 remis par les institutions bulgares ont ainsi été délivrés de manière frauduleuse.
La question consiste ici à savoir si un juge autre que celui de l’Etat membre d’envoi peut annuler ou écarter l’application du certificat A1 si les faits soumis à son appréciation permettent de constater que ledit certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse. 

- L’affaire Vueling. La seconde question a été posée le 10 janvier par la Cour de cassation française. Il s’agit dans cette affaire d’un pilote espagnol de la compagnie aérienne espagnole Vueling qui a été détaché en France, sur la base d’exploitation de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle. Le certificat A1 a été délivré par les institutions espagnoles sur la base de l’article 14§2,a) 1) du Règlement 1408/71 qui prévoit que «la personne occupée par une succursale ou une représentation permanente que ladite entreprise possède sur le territoire d'un État membre autre que celui où elle a son siège est soumise à la législation de l'État membre sur le territoire duquel cette succursale ou représentation permanente se trouve». Or, la compagnie Vueling disposait bien d’une succursale à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle (au sens de cet article 14), et le certificat délivré par les institutions espagnoles mentionnait bien «comme lieu d’activité du salarié détaché l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle ». De ce fait, «ces seuls éléments étaient de nature à révéler en eux-mêmes que le certificat avait été obtenu de manière frauduleuse».

Il convient de préciser que pour la même affaire, Vueling avait auparavant été condamné pénalement et définitivement par la Chambre criminelle (6) pour travail dissimulé pour défaut de déclarations sociales et fiscales en France.

La question préjudicielle posée par la Chambre sociale de la Cour de cassation (7) consiste en partie à savoir si la solution retenue par la CJUE dans l’affaire A-Rosa s’applique à un litige relatif à l’infraction de travail dissimulé dans lequel les certificats A1 ont été délivrés de manière manifestement frauduleuse.

  • Quelles perspectives ?

La solution A-Rosa, ne devrait, semble-t-il, pas s’appliquer en cas de fraude. C’est du moins la position qu’entend prendre l’avocat général dans ses conclusions sur l’affaire belge, en énonçant qu’ «une juridiction de l’État membre d’accueil peut laisser inappliqué un certificat E 101 délivré par l’institution désignée par l’autorité compétente d’un État membre, au titre de l’article 14, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 1408/71 […] lorsqu’il est constaté par cette juridiction que ledit certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse» (8).

Pour la CFDT, le risque actuel est que des entreprises profitent de la force probante des certificats A1 pour adopter une stratégie d’optimisation sociale et fiscale.

La lutte contre la fraude semble en tout cas être actuellement l’une des préoccupations de la Commission européenne. En effet, dans la révision du règlement de coordination de régimes de sécurité sociale qui est en cours, elle propose de fixer des délais précis pour le réexamen par l’institution émettrice du bien‑fondé de la délivrance du certificat A1 et de la fraude. La fraude serait entendue comme : «le fait de poser, ou de s’abstenir de poser, volontairement certains actes, en vue d’obtenir des prestations de sécurité sociale ou de tourner l’obligation de cotiser à la sécurité sociale, en violation du droit interne d’un État membre»(9).

Affaires à suivre…



(1) CJUE, 27.04.17, aff. C-620-15, A-Rosa Flussschif.

(2) Le règlement européen n°1408/71 s’applique aux Etats membres de l’UE mais également à la Suisse en raison de l’accord que l’UE a conclu avec la suisse.

(3) Art. 4§ 3 TUE.

(4) La procédure a été fixée par la Cour de justice (CJCE, 10.02.00, aff. C-202/97, Fitzwilliam Executive Search) et sa jurisprudence a été codifiée au sein du règlement européen 987/2009, à l’article 5.

(5) Art. 259 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

(6) Cass.crim., 11.03.14, n° 12-81461.

(7) Cass.soc., 10.01.18, n° 16-16.713.

(8) Conclusions de l’Avocat Général du 9.11.17, aff. C-359/16, Altun.

(9) Article 1§2 de la proposition de la Commission du 13 décembre 2016 modifiant le règlement (CE) nº 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement (CE) nº 987/2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) nº 883/2004