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Vie privée : la filature du salarié n’est pas une preuve licite !

Publié le 22/06/2016

L’employeur a le pouvoir de surveiller et de contrôler l’activité de ses salariés. Ce pouvoir lui permet-il pour autant de faire filer son salarié, au motif qu'il le soupçonne de concurrence déloyale, par un détective privé et de se servir des résultats de l’enquête en justice ? Non, répond la 2è chambre civile de la Cour de cassation : la filature d’un salarié par un détective privé constitue un mode de preuve illicite. Cass. Civ. 2, 17.03.16, n° 15-11412.

  • Faits et procédure

 Suite à la perte inattendue d’un important contrat et d’échanges téléphoniques suspects entre l’un de ses salariés et une société concurrente, une entreprise spécialisée dans la vente d’appareils de radiologie décide de s’offrir les services d’un détective privé dans l’objectif de faire suivre et surveiller le salarié en question.
Après 8 jours de filature du salarié de la sortie de son domicile jusqu’à son retour à celui-ci, les faits mettent en évidence les soupçons émis par l’entreprise.
Celle-ci saisit alors le tribunal de grande instance d’une requête tendant à la désignation d’un huissier. Aussi, c’est sur la base du rapport du détective que le TGI accueille sa demande et désigne un huissier chargé de se rendre au domicile du salarié et de sa compagne afin de se faire remettre et/ou de rechercher par lui-même, au besoin dans le ou les ordinateurs qui équiperaient les lieux, tout document de nature à établir l’existence d’une concurrence déloyale.
Entre-temps licencié pour faute lourde pour détournement de clientèle, le salarié conteste et assigne la société en rétractation des ordonnances sur requête.  En vain : le TGI, puis la cour d’appel, rejettent sa demande. Pour la cour d’appel, l’enquête confiée au détective a été réalisée sur une période limitée au cours de laquelle le salarié avait un planning d’activité précis à réaliser pour le compte de son employeur. Elle avait par ailleurs été diligentée en vue d’opérer des constatations uniquement sur la voie publique. Cette mesure ne présentait donc « aucun caractère disproportionné au regard de la nécessaire et légitime préservation des droits et intérêts de l’employeur ».

Le salarié se pourvoit en cassation et il fait bien, car la Haute cour va lui donner raison : dans la mesure où la filature constituait un moyen de preuve illicite, la cour d’appel n’aurait pas dû la considérer comme un motif légitime permettant d’ordonner la désignation de l’huissier de justice.

  • La filature ne constitue donc pas un motif légitime permettant d’ordonner une mesure d’instruction

Aux termes de l’article 145 du Code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

En l’espèce, pour appuyer sa demande auprès du TGI, l’employeur avait notamment produit le rapport de l’enquête menée par le détective privé. Pour pouvoir, sur cette base, ordonner une mesure d’instruction, faut-il encore que le motif sur lequel se fondent le demandeur et le juge des requêtes soit légitime. Or la filature du salarié organisée par l’employeur est un procédé illicite au regard du droit au respect de la vie privée. Le juge ne pouvait donc pas ordonner la désignation d’un huissier sur la base de ce rapport.

  • La filature du salarié est une atteinte à la vie privée

Pour contester la désignation de l’huissier de justice par le TGI, le salarié invoque notamment le droit au respect de sa vie privée. La Cour de cassation fait droit à sa demande en cassant l’arrêt de la cour d’appel. Elle se fonde pour cela sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et sur l’article 9 du Code civil : le juge des requêtes ne pouvait se fonder sur l’enquête du détective privé, mode de preuve illicite au regard de ces textes, afin de caractériser le motif légitime pour ordonner une mesure d’instruction avant tout procès.

Par cette décision, la 2è chambre civile de la Cour de cassation suit la jurisprudence dégagée par la chambre sociale, selon laquelle la filature organisée par l’employeur pour contrôler et surveiller l’activité d’un salarié constitue un moyen de preuve illicite dès lors qu’elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée de ce dernier. L’employeur ne peut donc s’en servir pour établir et sanctionner un comportement fautif (1).
A noter que dans cette affaire, la filature déclarée illicite n'avait par ailleurs pas été menée par l’employeur lui-même, mais elle avait été confiée à un supérieur hiérarchique chargé de surveiller devant son domicile les allées et venues d’un salarié. Peu importe alors la qualité de la personne qui mène l’enquête (employeur ou confiée à un tiers), ce mode de preuve est une atteinte à la vie privée et est illicite.

Cette décision est donc fort heureuse et va obliger les employeurs à trouver d’autres moyens de contrôler l'activité de leurs salariés. Attention toutefois, si l’employeur ne peut « filer » ses salariés, il dispose d’un pouvoir de surveillance de ces derniers dans l’exécution de leur contrat de travail qui lui permet, notamment ,de mettre en place une surveillance visuelle sur le lieu et pendant le temps de travail, ou encore un contrôle effectué par un service interne à l’entreprise, sous réserve d'en avoir préalablement informé les IRP (2) !



(1) Cass. soc. 26.11.02, n° 00-42401.

(2) Cass. soc. 5.11.14, n° 13-18427.