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“Le temps de cerveau disponible, trésor de l’humanité”

Publié le 04/06/2021

Professeur de sociologie à l’Université de Paris, Gérald Bronner est également membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des technologies. Dans son dernier livre, Apocalypse cognitive*, il en appelle à une prise de conscience face au déferlement d’informations sur internet et à la régulation de ce marché devenu hyperconcurrentiel.
[Article publié dans le n°474 de CFDT Magazine]

Vous expliquez dans votre livre que nous n’avons jamais eu autant de « temps de cerveau disponible ». Quel usage en fait-on ?

Notre disponibilité mentale a été multipliée par huit depuis le début du XIXe siècle. C’est ce que j’appelle le trésor le plus précieux de l’humanité. Nous ne l’utilisons pas forcément comme l’avait espéré un certain nombre d’intellectuels qui se sont penchés sur la question dès le début du XXe siècle.

Jean Perrin, physicien, ministre, fondateur du CNRS, disait que ce temps libéré serait utilisé pour se cultiver et faire de la science, « dans les limites de notre cerveau ». Parallèlement à cette augmentation du temps libre, la disponibilité de l’information a progressé comme jamais ; 90 % des informations accessibles aujourd’hui ont été produites ces deux dernières années. Dans cet océan d’informations, devenu un véritable marché concurrentiel, ce ne sont malheureusement pas les informations les plus rationnelles, les plus solides et les mieux argumentées qui sont gagnantes.

 

Par quel type d’informations notre attention est-elle captée ?

Par certains produits typiques, liés à un effet psychologique baptisé cocktail party. Dans une soirée, on baigne dans une cacophonie d’informations mais on n’en traite que quelques-unes, par exemple, la conversation que nous avons avec un ami. Si, dans ce brouhaha, votre prénom est prononcé, ou le mot sexe, ou encore si un conflit éclate ou si un danger se manifeste, votre attention est alors attirée par ces éléments saillants, ils auront un avantage concurrentiel sur les autres. C’est pareil sur internet. Le fonctionnement du cerveau s’emboîte intimement avec le fonctionnement du monde numérique. L’offre du marché a tendance à s’aligner sur notre demande, nos obsessions intellectuelles, la sexualité, la conflictualité. Il n’est pas question de porter un jugement moral, mais toute la question politique est de savoir si nous ne sommes que cela.

 

Quid du principe de liberté revendiqué par les fondateurs de l’internet ?

 Ils se sont largement trompés sur le devenir de leur création. Ils croyaient que la libre circulation des idées ferait émerger les meilleures idées, les plus rationnelles ; or ce que fait émerger la logique de marché, ce sont les idées les plus efficaces du point de vue des attentes intuitives de notre cerveau. C’est pour cela que les fake news ont un tel succès, qu’elles suscitent plus d’attention et se répandent plus vite.

 

Avec pour conséquence un risque démocratique ?

 Oui très profondément. Quand il a été élu en 2016, Donald Trump avait gagné cette bataille de l’attention, même si c’est loin d’être la seule explication de son arrivée au pouvoir. Il faut réfléchir à cette question de la modération du marché de l’information. La noblesse du politique est d’essayer d’introduire de la norme et de l’éthique en vue d’atteindre le bien commun.

En l’occurrence, pour le marché de l’information, c’est éviter les discours de haine envahissants, une conflictualité qui nous abasourdit, une indignation morale tous les deux jours sur Twitter, comme cela a été mesuré, avec les effets de polarisation et de radicalisation qui nous fatiguent tous.

 

Comment procéder ?

 Cette régulation peut se faire en ayant en tête la charge liberticide qu’il peut y avoir dans cette démarche. Le produit que l’on régule, c’est l’expression, donc c’est une proposition politique à manier avec une extrême parcimonie. Je ne suis pas pour la censure, mais il est possible de penser l’ordre d’apparition de l’information. On pourrait donner un avantage concurrentiel à certains produits, comme on taxe à la frontière. Privilégier, par exemple sur le sujet de la vaccination, qui est si essentiel, les informations issues de la science. On peut faire en sorte que les algorithmes ralentissent les infox. Il existe toute une gamme d’interventions possibles. Celle que je préfère, c’est le développement de l’esprit critique, c’est-à-dire des capacités pour chacun d’évaluer une information, de suspendre son jugement, de ne pas tomber dans les biais cognitifs, d’avoir une pensée plus analytique pour réguler soi-même ce que l’on va lire, liker, etc.

 

Cela commence à l’école ?

Absolument. J’ai accepté d’être membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, et nous avons présenté notre premier rapport sur le développement de l’esprit critique à l’école. C’est ma façon de contribuer, de ne pas être dans la seule analyse. Un moment donné, il faut remonter les manches.

 

Propos recueillis par mneltchaninoff@cfdt.fr

* Apocalypse cognitive (éd. PUF, 396 pages). Il a aussi publié La Démocratie des crédules, sur le complotisme et les fake news (éd. PUF, 360 pages).

©Loïc Thébaud