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« Le récit collectif s’érode, le front antifasciste s’effrite »

Publié le 28/01/2022

Historienne et essayiste, Marie Peltier travaille sur les ressorts du conspirationnisme et sur ses conséquences pour nos modèles démocratiques. Son travail propose des pistes afin de contrer les théories du complot et de lutter contre la désespérance démocratique.

CFDT-480-01 Cet entretien a été publié dans le n°480 de CFDT Magazine

Le discours complotiste et les fake news ont envahi le débat public. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Le terrain est fertile. Il y a une vraie défiance à l’égard des institutions démocratiques. Le complotisme est devenu majoritaire dans la société depuis plusieurs années, à différents degrés, évidemment, mais le postulat que les politiques nous mentent et que les médias nous manipulent est très populaire. Il y a ce sentiment que la société démocratique n’est pas à la hauteur de ses promesses.

C’est-à-dire que les citoyens considèrent ne pas accéder aux droits inhérents à leur statut. Ce sentiment d’injustice crée une incohérence entre la promesse supposée d’égalité et ce que perçoit l’individu au quotidien. Il se sent trahi, isolé et rejeté. Le discours conspirationniste se nourrit de ce sentiment d’abandon car il propose à celui qui se laisse séduire une certaine vision du monde – si problématique soit-elle – et porte un projet politique qui le met au centre. En creux, cela révèle l’absence de projets politiques progressifs et collectifs.

 

Les progressistes ont abandonné le terrain aux conspirationnistes ?

Il y a une tendance à voir la question éthique comme un gros mot, comme quelque chose de niais ou de bisounours. C’est une erreur. Le « récit collectif » s’érode. Face au fascisme, par exemple, il y avait cette force du récit post-Seconde Guerre mondiale, le « plus jamais ça ». Cela a tenu jusqu’à la fin du xxe siècle. Depuis, on voit s’effriter le front antifasciste.

D’une part parce que la Seconde Guerre mondiale s’éloigne, avec la composante mémorielle – une majorité de jeunes n’ont plus de témoignages directs de cette époque –, d’autre part parce qu’une multitude d’acteurs arrivent et proposent leurs propres récits, affaiblissant le récit commun et semant la confusion.

Je crois beaucoup à la proximité. Les gens en manquent. Internet a fragilisé ce lien. Les réseaux sociaux entretiennent nos insécurités.

 

Avec des conséquences dramatiques.

On a longtemps considéré le conspirationnisme comme farfelu, comme quelque chose « d’internet ». Nous n’en sommes plus là. Depuis le 11 septembre 2001, il y a une stratégie de propagande de l’extrême droite et des régimes autoritaires. Ils distillent la défiance. Ils remettent en cause les institutions et jettent l’opprobre sur les minorités. On en arrive à l’élection de Trump aux États-Unis et à des actes insurrectionnels, l’assaut du Capitole, et à la remise en question du résultat d’une élection démocratique.

Nous ne sommes plus à l’abri d’attaques contre les institutions ou les minorités. Ça peut se produire en France aussi. L’opposition vaccinale est une autre illustration de la prégnance du discours complotiste.

 

Comment lutter contre cette défiance ?

 Il n’y a pas de recette magique. Il faut beaucoup d’humilité. Nous sommes face à une crise profonde de la confiance. Ça ne se reconstruit pas comme ça. L’une des priorités est d’encourager toutes les initiatives qui peuvent la ressusciter, notamment à l’égard des institutions, des médias ou encore de la science. Toutes les initiatives qui permettent aux gens de se rencontrer, de débattre, sont importantes.

Je crois beaucoup à la proximité. Les gens en manquent. Internet a fragilisé ce lien. Les réseaux sociaux entretiennent nos insécurités.

Les gilets jaunes, malgré tous les aspects problématiques du mouvement, ne disaient pas autre chose au début. Il y avait une motivation à se retrouver, à être ensemble. Il faut recréer ce lien social. Je crois au niveau micro. Dans les quartiers, dans les classes.

C’est en petits comités qu’on recréera un climat de confiance et qu’on fera dégonfler les discours complotistes. Il faut aussi rester empathique et ne pas mépriser ces personnes. Il faut les écouter. Interroger leur colère et leur peur. Surtout, nous ne devons pas renoncer à opposer un discours progressiste. C’est essentiel, face à un discours complotiste, de dire : « Je ne suis pas d’accord avec toi et je vais t’expliquer pourquoi. »

Vous parliez aussi de la nécessité de recréer un grand récit collectif.

 C’est indispensable. Le complotisme est très démobilisant. Il ne pousse pas à agir. On a une génération qui veut changer le monde. Comme toutes les générations, elle a besoin de grands projets. Seul un projet politique enthousiasmant et mobilisateur pourra faire sortir les gens de leur ornière complotiste. Encore une fois, la clé sera dans le lien social. Il faut réinvestir l’échelon local et faire de la proximité une priorité.

Propos recueillis par gefevre@cfdt.fr