Urbanisme - “La privation de l’espace public nous l’a rendu sensible et désirable” abonné

Dans quel espace public souhaitons-nous vivre ? Chantal Deckmyn, architecte et anthropologue, livre son analyse et ses préconisations pour une ville plus accueillante, vis-à-vis notamment des plus vulnérables d’entre nous, les sans-abri. Entretien.

Par Marie-Nadine Eltchaninoff— Publié le 12/07/2020 à 09h23

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Quelle place les SDF ont-ils dans l’espace public ?

Les SDF ne sont ni un groupe ni une classe sociale, ils subissent des conditions de vie particulières, ce qui peut arriver à n’importe qui, à vous comme à moi… Plus on essaye de répondre à leur situation par des équipements spécifiques – les centres d’hébergement d’urgence, par exemple, ou encore les camions douche – plus cela les enferme dans leur situation.

Le mieux est d’agir sur leurs conditions de vie, et donc sur l’espace public et, ce faisant, on améliore la qualité de vie de tout le monde. L’espace public n’existe pas autrement que dans son rapport avec l’espace privé, et nous vivons un aller-retour entre les deux. Les SDF, eux, sont cantonnés à l’espace public. En y étant constamment surexposés, ils voient leur espace de vie réduit à une seule face. C’est quelque chose que l’on ne peut pas imaginer tant qu’on ne l’a pas vécu.

Comment la crise sanitaire a-t-elle modifié notre rapport à l’espace public ?

L’espace public est fait de matérialité. La privation de l’espace public que nous avons connue a rendu cette matérialité sensible et désirable. Cette matérialité de l’espace, c’est important d’en jouir physiquement comme de notre milieu naturel. On pourrait espérer qu’on en prenne soin et qu’on lui accorde plus d’attention.

Or c’est l’inverse qui se passe, notamment avec le basculement dans l’ère numérique. C’est en quelque sorte le digital contre le tactile. Pendant le confinement, nous avons expérimenté à fond le télétravail, au point que s’est développé l’usage, qui fait froid dans le dos, du néologisme « présentiel », comme si le virtuel devenait la règle.

La désaffection de l’espace matériel menace directement la vie commune, le partage et la démocratie. Ensuite, le confinement et les règles sanitaires nous ont privés du côtoiement. Dans la rue ou à une terrasse de café, on peut être ensemble sans être obligé de se regarder, dans une coprésence. C’est un espace citoyen et respectueux. Se trouver en présence des autres, c’est une façon d’être en rapport avec soi-même et de confirmer la continuité de son identité.

Vous dites que l’espace public s’est réduit ; de quelle façon ?

Les échelles de la ville se sont multipliées, une parcelle d’aujourd’hui peut être des centaines de fois plus grande que celle des années 50. La rénovation urbaine crée des parcelles privées démesurées, et les seuls espaces publics qui subsistent sont des espaces de circulation entre elles, pas des espaces de partage. Il y a aussi ce que l’on pourrait appeler l’espace institutionnel et celui-ci a tendance à gagner du terrain. Ce peut être, par exemple, une zone résidentielle ou un centre commercial. C’est un enclos qui est découpé à l’emporte-pièce dans…

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