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Travailleurs des plateformes collaboratives : des droits à construire

Publié le 26/10/2016

Dans ce système balbutiant qu’est l’économie collaborative, les droits des travailleurs des plateformes sont, pour l’heure, quasi inexistants. Une situation qu’il est urgent de faire évoluer.

Une nébuleuse

Vous êtes-vous déjà demandé, au moment de commander votre déjeuner en ligne, de quelles protections bénéficiait le cycliste venu vous livrer votre repas ? S’il se faisait renverser par une voiture ou s’il glissait sur la chaussée, aurait-il un arrêt maladie ? Qui prendrait en charge le coût de l’entretien ou de la réparation de son vélo ? Et si vous annulez la commande, sera-t-il indemnisé ?

À l’heure actuelle, la législation ne prévoit aucune protection pour votre livreur ; tous les risques sont à sa charge s’il travaille sous le régime d’autoentrepreneur. Les livreurs de Take Eat Easy en ont fait la douloureuse expérience cet été. La plateforme ayant été mise en liquidation judiciaire le 26 juillet, les quelque 2 500 coursiers n’ont eu que leurs yeux pour pleurer : pas de rémunération en juillet, pas de droit aux indemnités chômage… Indépendants, ils ne bénéficient pas du fonds de garantie des salaires et sont traités comme n’importe quel créancier de l’entreprise. Pour autant, contrairement à une idée bien ancrée, les travailleurs des plateformes ne sont pas tous des autoentrepreneurs.

Derrière ce terme homogène de «travailleurs du numérique» se cache en fait une myriade de profils, de situations et de statuts : entre ceux qui, étudiants, retraités ou salariés par ailleurs, complètent leurs revenus en travaillant pour une plateforme, ceux qui cumulent plusieurs emplois en tant qu’autoentrepreneurs, ceux qui travaillent pour une plateforme en étant salariés d’une entreprise prestataire, etc. Une véritable nébuleuse, dans laquelle se côtoient (aussi) des formes d’emploi à la limite de la légalité. Voire carrément hors des clous. «Contrairement à ce qu’on pensait au départ, les chauffeurs d’Uber sont en grande majorité des salariés d’entreprises capacitaires qui fournissent le véhicule ainsi qu’un certain nombre de services. Et surtout qui rémunèrent en dessous du taux horaire minimal. Une véritable exploitation!»,dénonce Fabian Tosolini, responsable à la Fédération générale des transports et de l’environnement (FGTE) de la CFDT, qui plaide dans leur cas « pour une stricte application du code du travail ».

contrairement aux “vrais” indépendants, ces derniers n’ont aucune maîtrise de leur carnet de commandes

Travail dissimulé

La situation juridique des travailleurs des plateformes est donc complexe. On voit combien les frontières et les distinctions entre salariat et autoentrepreneuriat sont devenues poreuses. Ainsi, malgré leur statut d’autoentrepreneur, nombreux sont ceux qui
se retrouvent dans une situation de dépendance économique. « Deliveroo, Helpling, YoupiJob sont bien souvent le seul moyen qui
leur permette d’être mis en relation avec le client 
»,explique Lucie Lourdelle, responsable du service juridique de la CFDT, qui
a consacré un numéro de sa revue Action juridique au sujet*. « Et contrairement aux “vrais” indépendants, ces derniers n’ont aucune maîtrise de leur carnet de commandes », ajoute Niklas Vasseux, inspecteur du travail et représentant syndical au Syndicat national travail emploi formation (Syntef-CFDT). Selon lui, l’« ubérisation » a encouragé « une nouvelle forme de travail dissimulé. Car certaines plateformes ne se contentent pas de mettre en relation ; beaucoup fixent une grille tarifaire, exigent le versement d’une commission, imposent des horaires de disponibilité, des critères de rentabilité, de qualité de prestation, en absence de quoi le travailleur est sanctionné, voire exclu de la plateforme ». Soit tous les critères du salariat, mais sans les garanties afférentes ! « Il s’agit d’un dévoiement du statut d’autoentrepreneur. »

Des protections à construire

Il est donc grand temps de faire évoluer la situation. Plusieurs pistes semblent privilégiées. Bien sûr, lorsque les conditions d’emploi s’apparentent à du salariat déguisé, le recours juridique peut être envisagé, de manière à faire requalifier le contrat de prestation en contrat de travail. Les ex-employés de Take Eat Easy ont d’ailleurs choisi cette voie, en décidant d’engager une action aux prud’hommes.

Dans ce registre, l’Urssaf a lancé, au printemps dernier, une procédure contre Uber visant à reconnaître le statut de salarié à ses chauffeurs. Mais la voie de la judiciarisation et de la requalification de la relation en contrat de travail, délicate et hasardeuse, ne correspond pas aux aspirations de tous les travailleurs du numérique, pour qui le contrat de travail salarié ne représente pas forcément le Graal. La loi Travail, dans son article 60, amorce une autre piste, en préfigurant une forme de responsabilité sociale des plateformes. Cet article ouvre certaines obligations des plateformes en matière d’accidents du travail (obligation de souscrire une assurance collective ou de rembourser l’assurance individuelle que les prestataires auraient souscrite), de formation professionnelle, de droit syndical et de droit d’action collective. « Un progrès, mais de portée limitée pour l’instant puisqu’il ne concerne que les plateformes qui fixent les prix et les modalités des prestations, comme Uber, relève Arthur De Grave, membre actif de l’ONG collaborative OuiShare. En revanche, le CPA [compte personnel d’activité] me semble être une piste de travail vraiment intéressante.»

Ce compte, mis en place avec la loi Travail et inspiré de revendications portées par la CFDT, ambitionne d’offrir à chacun des protections et des droits non plus rattachés à un statut en particulier (salarié, indépendant, etc.) mais à chaque individu tout au long de son parcours professionnel. En attendant que le CPA prenne forme (la publication des décrets s’échelonnera d’octobre à décembre), l’article 60 de la loi Travail a au moins une vertu certaine : en donnant la possibilité aux travailleurs des plateformes de se syndiquer, « il ouvre la porte des entreprises de l’économie collaborative aux organisations syndicales», se félicite Fabian Tosolini. Une manière d’investir un terrain qui en a bien besoin.

* Revue Action juridique, no 225. « Les Mutations de l’emploi. À la frontière du salariat et de l’indépendance ». Mai 2016.

epirat@cfdt.fr

©Photo Hugo Aymar