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[Entretien] Migrants : “La France est en train de franchir une ligne rouge”

Publié le 24/03/2018

Présidente de la Cimade, Geneviève Jacques dénonce le traitement réservé aux personnes étrangères en France. De Calais à la frontière italienne en passant par les grands centres urbains, les migrants subissent une politique de plus en plus répressive. «  Du jamais vu depuis de nombreuses années  », alerte cette militante chevronnée. Rencontre.

Comment résumer la Cimade en quelques mots ?

La Cimade est une association qui, depuis plus de soixante-quinze ans, accompagne les personnes étrangères partout en France, afin de garantir le respect de leurs droits. Aujourd’hui, nous sommes 2 500 bénévoles et une centaine de salariés à remplir cette mission au quotidien afin que les personnes réfugiées ou migrantes qui se trouvent dans l’Hexagone soient traitées dignement et que les lois et les principes de la République s’appliquent sans entrave. Pour cela, nous avons des antennes sur tout le territoire avec des personnes formées à l’écoute et au conseil pour l’accès aux droits.
Notre caractéristique est de nous appuyer sur une éthique et des convictions très solides, alliée à une forte exigence quant à la qualité du travail mené sur le terrain.

les forces de l’ordre harcèlent les associations qui tentent de répondre aux besoins humanitaires les plus urgents

Depuis plusieurs mois, vous dénoncez la politique menée par l’État français avec des mots très durs. Que s’est-il passé ?

Tout d’abord, la Cimade n’est pas la seule organisation à dénoncer la politique qui est aujourd’hui menée en direction des personnes étrangères. Ce n’est pas une posture idéologique de notre part, mais un constat qui s’appuie sur des faits. Depuis l’été 2017, l’ensemble des associations sur le terrain observe une aggravation des brutalités dans le traitement de ces personnes comme nous n’en avions pas vu depuis des années.

À Calais, nous avons dû aller jusqu’au Conseil d’État pour obliger la préfecture et la mairie à installer des points d’eau afin que les migrants puissent au moins boire et prendre une douche. Sous prétexte de ne pas créer des « points de fixation », les forces de l’ordre harcèlent les associations qui tentent de répondre aux besoins humanitaires les plus urgents. Dans les Alpes, les migrants qui sont arrêtés en territoire français sont refoulés en Italie avant de pouvoir déposer une demande d’asile, dans la plus grande irrégularité. Même les mineurs ne sont plus pris en charge, comme l’exige pourtant la loi française.

Et dans les grandes villes, des milliers d’exilés du Soudan, d’Érythrée ou d’Afghanistan sont condamnés à l’errance, sans droit de demander l’asile en France au prétexte qu’ils sont déjà passés dans un autre pays européen. L’administration applique avec un zèle stupéfiant l’injuste règlement Dublin III, qui impose aux demandeurs d’asile de faire leur demande et séjourner dans le premier pays européen où ils ont déposé leurs empreintes.

Pour la Cimade, la France est en train de franchir une ligne rouge. Il y a des droits humains fondamentaux qui doivent être respectés, quelle que soit la situation administrative des personnes.

C’est dans ce contexte déjà tendu que vous avez vigoureusement protesté contre le contenu du projet de loi sur l’asile et l’immigration présenté aux associations en début d’année.

Ce projet de loi comporte quelques avancées et beaucoup de reculs. Concernant l’asile, il y a des mesures sur l’insertion des personnes reconnues comme réfugiées qui vont dans le bon sens. Il y a par exemple une augmentation des cours de langues et un meilleur accompagnement sur toutes les questions liées à l’hébergement. Mais cela ne peut cacher la gravité du recul des droits pour la très grande majorité des personnes concernées.

Pour les demandeurs d’asile, par exemple, la réduction du délai pour déposer sa demande, qui passerait de cent vingt à quatre-vingt-dix jours, va exclure de fait beaucoup de personnes. Ces trente jours en moins ne sont pas anecdotiques quand on connaît le parcours du combattant pour demander l’asile en France. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il s’agit de personnes qui ne parlent pas forcément notre langue, fuyant leur pays et qui ont, pour la plupart, déjà subi des conditions éprouvantes pour arriver jusqu’à nous.

Ce projet de loi est, selon vous, une nouvelle étape dans la restriction des droits des étrangers ?

Non seulement on constate une restriction drastique des droits des personnes étrangères, mais aussi une volonté assumée de durcir les mesures répressives pour contrôler, trier et expulser les migrants décrétés « non accueillables ». En cas d’interpellation, la garde à vue passe ainsi de seize à vingt-quatre heures et la durée maximale de détention dans les centres de rétention administrative passe de quarante-cinq à quatre-vingt-dix, voire cent cinq jours.

Toutes les personnes travaillant dans les centres de rétention savent pourtant qu’une dizaine de jours au maximum suffit pour déterminer si une personne peut être expulsée ou non. Alors que tous les centres sont pleins, que les conditions de détention se dégradent et que la détention sur une longue durée n’apporte rien, le gouvernement préfère afficher sa fermeté et promettre la construction de nouvelles structures. C’est aberrant.

Comment expliquez-vous ce durcissement ?

Le « en même temps » de la campagne électorale qui promettait fermeté et humanité n’est plus crédible face aux conséquences inhumaines de la politique menée concrètement. Avec son histoire et ses actions sur le terrain, la Cimade est bien placée pour comprendre toute la complexité et l’importance des enjeux autour des questions migratoires. Nous sommes même demandeurs d’un vrai débat de société, mais ce gouvernement ne montre aucun signe d’ouverture.

On est reçus, on nous écoute poliment, mais rien ne bouge. Les responsables politiques semblent tétanisés par la peur de paraître laxistes sur la question. Ils se réfugient derrière un discours devenu classique : « L’opinion publique n’est pas prête » et « cela favoriserait la montée de l’extrême droite ». Résultat : les ministres de l’Intérieur se succèdent en promettant toujours plus de reconduites à la frontière, toujours plus de fermeté… sans succès, si ce n’est de renforcer les courants xénophobes et, surtout, sans prendre à bras-le-corps les vraies questions.

Quelles seraient les vraies questions à se poser ?

La défense du droit d’asile ne doit pas nous exonérer d’une réflexion plus générale sur la réalité des mouvements migratoires de notre époque. Les discours qui tentent d’opposer les « bons » réfugiés, que la France se doit d’accueillir et protéger, à tous les autres, qualifiés de migrants « économiques », qu’il faudrait s’empresser d’expulser, sont dangereux.

Cette opposition, largement idéologique, ne repose pas sur la réalité des destins humains qui se jouent : une personne qui a traversé plusieurs pays et a risqué sa vie en traversant le désert et la Méditerranée pourra (peut-être) obtenir une protection internationale si elle fuit un pays en guerre, mais elle sera rejetée et menacée d’expulsion si elle fuit l’absence de moyens de survie dans son pays pour cause d’accroissement des inégalités économiques, de régimes faibles ou corrompus, de conséquences des dérèglements climatiques.

On voit bien les limites d’une telle approche. À côté du statut de réfugié, qui reste essentiel, il est urgent d’inventer un nouveau cadre pour prendre en compte ces réalités. C’est dans le but de proposer une autre politique migratoire que nous avons lancé, avec plus de 400 associations et collectifs citoyens, une démarche pour des États généraux des migrations, qui se tiendront les 26 et 27 mai 2018.

Comment sortir par le haut de cette situation dramatique ?

Nous appelons les politiques à faire preuve de lucidité, de vérité et de courage pour repenser une politique migratoire qui soit à la mesure des enjeux actuels. Lucidité face au caractère inexorable des mobilités humaines dans notre siècle. Vérité sur les faits, pour sortir des mensonges ou de la désinformation qui nourrissent les peurs et les fantasmes. Vérité sur les forces de solidarité qui existent dans notre pays. Courage de défendre les principes qui font tenir notre société contre toutes les tentations de repli et de rejet des « autres », courage de reconnaître que l’immigration fait partie de notre histoire et de notre futur.  

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr

photo © MaxNews