Turquie : “Les fonctionnaires sont traités de terroristes”

Publié le 07/07/2017

Depuis la tentative avortée de coup d’État en juillet 2016, l’état d’urgence proclamé en Turquie par le président Erdogan a servi de prétexte à une répression généralisée. Depuis un an maintenant, enseignants, policiers, soldats, etc., sont limogés ou suspendus, soupçonnés par le régime d’entretenir des « liens avec des organisations terroristes ». Sasiye Köse, co-présidente de la KESK (Confédération des syndicats des travailleurs du service public) revient sur ces moments où le pays a basculé et analyse pour nous les risques de ces profonds bouleversements pour l’avenir du pays.

Un an après la tentative avortée de coup d’État en Turquie, la purge des fonctionnaires se poursuit sans relâche. Combien sont concernés et quels sont leurs recours ?

Le ministère du Travail ne nous a pas répondu sur le nombre exact de fonctionnaires limogés. Nous pensons qu’ils sont environ 150 000, si l’on inclut les militaires et les forces de l’ordre. Pourquoi ont-ils été limogés ? Ils ne le savent pas. Ils ont juste vu leur nom un matin sur une liste en annexe à un décret-loi publié dans le Journal officiel. Une preuve ? Un document, une information ? Rien, c’est l’arbitraire le plus total. Et impossible d’avoir accès à la justice. Nous avons eu recours à toutes sortes de juridictions, toutes les instances se déclarent incompétentes. Face à la pression du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne des droits de l’homme, le régime a constitué une commission de sept membres. Des dizaines de milliers de dossiers jusque-là entassés dans les tribunaux ont été transférés à cette commission, mais celle-ci n’est pas opérationnelle.

     


Face à l’arbitraire du régime, la solidarité s’organise

Depuis la tentative avortée de coup d’État en juillet 2016, l’état d’urgence proclamé en Turquie par le président Erdoğan a servi de prétexte à une répression tous azimuts. En un an, près de 150 000 personnes, essentiellement des fonctionnaires (enseignants, policiers, soldats…) ont été limogés ou suspendus, soupçonnés par le régime d’entretenir des « liens avec des organisations terroristes ». Privés de moyens de subsistance et de tout recours légal – la commission créée en janvier 2017 pour étudier les cas de renvoi n’est toujours pas opérationnelle –, beaucoup se trouvent en situation d’extrême précarité.

Alors, la solidarité syndicale s’organise. La KESK (Confédération turque des syndicats des travailleurs du service public) a augmenté les cotisations de ses adhérents afin de pouvoir verser une pension à ses affiliés licenciés – de l’ordre de 400 euros par mois. Mais le montant global à verser chaque mois excédant les 800 000 euros, ce soutien risque d’être interrompu d’ici à juillet. Pour élargir la solidarité aux organisations internationales, un fonds de soutien a été créé par la Confédération européenne des syndicats (CES) il y a quelques mois, auquel contribuent l’ensemble des affiliés. De leur côté, les huit organisations syndicales françaises multiplient les gestes de solidarité avec les syndicats turcs*. Une aide logistique apportée au syndicat des journalistes turcs a permis d’éditer le Press Almanac. Ce livre noir des droits de la presse en Turquie, qui répertorie l’ensemble des violations recensées en 2016, sera distribué aux députés européens à l’été.

Face à la répression sévère dont les enseignants font l’objet depuis le début de la répression politique, la CFDT et le Sgen-CFDT en appellent au gouvernement français afin qu’il s’engage à « accueillir plus largement les personnels turcs de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche souhaitant se réfugier en France ». Ces enseignants et universitaires « doivent pouvoir être pris en charge dans le cadre du programme d’accueil en urgence des scientifiques en exil », estiment-ils dans un communiqué commun. À noter qu’un fonds de solidarité géré par l’Internationale de l’éducation a également été créé afin de soutenir les milliers d’enseignants licenciés par le régime.

     

Quel impact cela a-t-il sur le fonctionnement du pays ?

Il y a environ trois millions de salariés dans la fonction publique. À la suite des limogeages massifs, nous avons vécu un véritable chaos, surtout dans l’enseignement où des dizaines de milliers de profs ont été démis de leurs fonctions. Dans certaines villes, des écoles entières ont dû fermer. Dans d’autres secteurs, la réduction drastique des effectifs a obligé les fonctionnaires restants à travailler plus sans compensation. La qualité des services publics s’en est trouvée largement détériorée.

Derrière ces dysfonctionnements, il y a surtout un véritable drame social. Comment ces personnes, victimes de l’arbitraire du régime, vivent-elles au quotidien ?

C’est très difficile. Certains ont perdu leur diplôme et leur titre en plus de leur emploi. En l’absence d’aide, sans allocations sociales ou chômage, beaucoup sont contraints de vivre de leurs économies, de compter sur le soutien de leurs amis ou de leurs familles. De nombreux fonctionnaires licenciés se voient également interdire de travailler à titre privé dans des professions réglementées par l’État, comme le droit et l’enseignement. Les passeports des fonctionnaires renvoyés ont été invalidés, leur ôtant toute possibilité de partir travailler à l’étranger. D’un point de vue plus personnel, le fait que les licenciements soient rendus publics a été vécu comme un déshonneur. Ils sont stigmatisés par une partie de la société turque qui n’hésite pas à les traiter de terroristes, de traîtres. Ils sont en devenus des « morts vivants », certains ne voient plus d’autre issue que de mettre fin à leurs jours.

Comment qualifieriez-vous le régime aujourd’hui ? Peut-on parler de dictature ?

Le nouveau régime, qui s’est d’une certaine façon légalisé grâce à ce référendum inéquitable et truqué*, qui est en train de se construire utilise toute forme de répression, de châtiment, de détention et de violence contre tous ceux qui s’opposent d’une façon ou d’une autre aux violations. Journalistes, enseignants, universitaires, syndicats, partis politiques… tous y passent. Notre Confédération KESK a toujours défendu la démocratie et les droits des travailleurs. C’est pourquoi nous sommes menacés, nous aussi. On interdit les grèves. On nous poursuit pour nos grèves antérieures. Le régime n’interdit pas les syndicats, mais il essaie de mettre les travailleurs et les salariés sous son contrôle absolu.

Justement, comment la KESK se mobilise-t-elle au quotidien ? Avez-vous encore les “moyens” de soutenir vos adhérents ?

Nos membres licenciés (près de 4 000 actuellement) restent toujours nos membres. Nous sommes solidaires de nos adhérents, à plusieurs niveaux. Il y a d’abord la lutte judiciaire que nous menons avec eux pour obtenir leur réintégration. Il y a aussi notre solidarité matérielle et financière. Nous concentrons nos efforts pour pouvoir fournir chaque mois une certaine somme à chacun de nos adhérents licenciés. Des collectes s’organisent ici, mais aussi ailleurs, en dehors de la KESK. Il y a enfin la campagne qui vient de démarrer au sein de la CSI (Confédération syndicale internationale) et de la CES (Confédération européenne des syndicats) auxquelles la KESK est affiliée. Et un fonds de solidarité internationale vient d’être créé. Nous avons besoin d’aide car la situation dure depuis un an et les ressources s’épuisent vite. Même les frais administratifs dans la défense juridique de nos adhérents commence à peser lourd. D’autant que nous essayons dans la mesure du possible d’aider les adhérents d’autres syndicats aussi, car il semble que, dans cette période sombre, certains aient « oublié » les leurs.

Propos recueillis par aballe@cfdt.fr

*Le référendum du 16 avril 2017 visait la modification de la Constitution et le passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel.