[Dossier Fake News 1/3] Rumeurs, intox et internet
La prolifération de propos haineux et de mensonges sur le web et les réseaux sociaux fausse le jeu démocratique. Face à la désinformation de masse, la riposte s’organise.

De la rumeur à la fake news
Elle est vieille comme le monde mais s’offre une nouvelle jeunesse sur le web. La rumeur est devenue la marque de fabrique de la fachosphère et des réseaux sociaux russes.
« Mais, Vanessa ! Je n’ai jamais mené de réforme de l’orthographe, c’est une fake news ! » Ce soir-là sur le plateau de l’émission de télé On n’est pas couché, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, exprime sa stupéfaction. Elle tente sans succès d’interrompre la journaliste qui continue de dérouler avec aplomb un chapelet d’informations au mieux approximatives.
Pendant le quinquennat Hollande, la ministre – une femme, jeune, issue de la diversité – a battu tous les records de ragots haineux publiés à son encontre sur le web. « Fille cachée du milliardaire américain George Soros, juive, membre du Mossad, espionne à la solde du roi du Maroc, elle a eu droit à tout », détaille Alexandre Duyck, grand reporter et auteur de La République des rumeurs. Même son état civil a été questionné. Selon la carte d’identité trafiquée reproduite sur les réseaux sociaux, l’ancienne ministre s’appellerait Claudine Dupont et aurait menti sur ses origines par pur opportunisme ; un patronyme arabe étant, dans la logique de ceux qui ont lancé la rumeur, un avantage pour progresser en politique.
Tenter de détruire une personnalité politique par la rumeur n’est pas chose nouvelle. Il suffit de se rappeler comment l’affaire Marković, en pleine campagne électorale de 1969, a failli saborder l’avenir politique de Georges Pompidou et changer le cours de la Ve République. « L’affaire avait été montée de toutes pièces par des officines, sans doute des proches de De Gaulle qui voulaient empêcher Pompidou d’accéder à la présidence de la République », explique Alexandre Duyck. La mécanique de la rumeur est bien rodée : un informateur glisse une confidence à l’oreille d’un journaliste sur un sujet présumé scandaleux et compte sur la presse pour répandre le bruit dans l’opinion publique.
Internet et les réseaux sociaux n’y ont rien changé, si ce n’est qu’ils ajoutent une nouvelle dimension à la rumeur. Ils sont une formidable caisse de résonance pour les buzz les plus douteux, venus de multiples sources, qui acquièrent sur la Toile une durée de vie illimitée et s’affranchissent des distances et des frontières. La diffusion de fausses informations devient un instrument politique qui peut jouer sur les processus électoraux, comme l’ont dénoncé les adversaires de Donald Trump, en pointant la responsabilité de la Russie.
Les objectifs restent les mêmes : décrédibiliser une personnalité politique et influer sur le vote des électeurs. « Pendant la campagne présidentielle française, l’équipe d’En Marche ! chargée du numérique a identifié très tôt le bruit naissant sur la relation supposée entre Emmanuel Macron et Mathieu Gallet, le président de Radio France, et celui sur le financement de sa campagne par l’Arabie saoudite. Ils étaient équipés d’un logiciel permettant de voir comment s’aggloméraient des nuages de connexions de comptes Facebook et Twitter, la plupart émanant de la fachosphère », explique Alexandre Duyck, qui a suivi la campagne.
La fachosphère, c’est cette nébuleuse de sites d’extrême droite particulièrement active sur internet. Selon la société Linkfluence, experte en e-réputation, c’est le milieu politique qui a le plus progressé sur internet ces dernières années.
Nicolas Vanderbiest, doctorant à l’Université catholique de Louvain (Belgique), connaît bien les artisans de la fachosphère. Spécialiste du « bad buzz » (crises de réputation des organismes sur les réseaux sociaux) il publie régulièrement sur son blog Reputatiolab des cartographies retraçant l’activité numérique de l’extrême droite. « Eux-mêmes préfèrent l’appellation patriosphère, ce qui est finalement plus exact car la fachosphère n’est pas un groupe homogène, souligne-t-il. On y retrouve des militants du Front national, mais aussi toutes sortes de représentants de différentes mouvances d’extrême droite, qui ont en commun un discours antimusulman, homophobe, etc., dont les plus connus sont Boulevard Voltaire, Égalité et Réconciliation, Fdesouche… »
Une cyberarmée contre les fake news
À quelle source ces militants d’extrême droite puisent-ils leur inspiration ? Ce sont en tout cas, selon Nicolas Vanderbiest, les meilleurs clients des nouveaux médias russes francophones (RT, Sputnik…), champions des fake news. « Les comptes des militants FN, mais aussi des militants de droite – proches de Fillon ou Sarkozy –, jouent un rôle actif dans la fabrique et la propagation de fake news et sont les principaux relais de l’actualité vue par RT et Sputnik. »
En Europe occidentale, la menace commence à être prise au sérieux. Le Parlement européen a adopté en avril une résolution visant à lutter contre les fake news en provenance de Russie et à produire un contre-discours. La France est en train de constituer une cyberarmée afin de prévenir les attaques informatiques et enrayer les effets de la propagande sur l’opinion publique. La lutte contre la rumeur numérique reste à inventer.
© Illustrations Nini La Caille
De nouveaux médias russes en français, très actifs sur le web, diffusent une propagande antioccidentale dans la droite ligne de la politique du Kremlin. Orchestrer des rumeurs, rien de plus naturel pour le Kremlin, qui a usé de propagande et de mensonge d’État tout au long du xxe siècle. « Sputnik et RT [ex-Russia Today] sont des médias d’État et des instruments d’influence, explique Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), spécialiste de la Russie et de la cyberconflictualité. Ils figurent depuis 2013 sur la liste des “entreprises stratégiques”. C’est un statut que le Kremlin confère aux grandes entreprises du gaz, du pétrole ou de l’armement, afin de leur garantir une stabilité budgétaire indépendamment des variations du prix du pétrole. » Les fake news montées de toutes pièces que l’on a pu voir circuler sur ces réseaux sociaux sont parfois à la limite du supportable : la crucifixion d’un enfant de 3 ans en Ukraine, l’avion de la Malaysia Airline abattu en 2014 au-dessus de l’Ukraine et qui aurait été rempli de cadavres en sont quelques exemples connus. « RT et Sputnik les relaient puis les retirent de leur page dès que le mensonge est dévoilé, explique Cécile Vaissié, professeure à l’Université de Rennes 2, spécialiste de la Russie, auteure du livre Les Réseaux du Kremlin en France [Les Petits Matins, 224 pages]. Ils utilisent également la technique de l’interview, en citant une personnalité qui délivre de fausses informations sur leur site, de façon à ne pas engager directement leur responsabilité. Comme dans le cas du député LR Nicolas Dhuicq affirmant sur Sputnik que Macron était soutenu par un lobby gay. » Assertion sur laquelle l’ex-député est revenu par la suite. Les usines à trolls russes Avant tout, ces médias reflètent la vision d’une Europe décadente et d’une société anxiogène. « Deux axes se dégagent : une surreprésentation de la thématique des migrants, les faisant passer pour des violeurs ou des terroristes en puissance, et une exploitation exagérée des attentats, des accidents, des manifestations sociales qui, avec l’effet de répétition, instillent l’idée que l’insécurité règne dans les pays occidentaux, explique Cécile Vaissié. C’est de la manipulation telle que la pratiquait le KGB : il s’agit de produire un impact émotionnel fort en vue d’anesthésier la réflexion. Ces techniques ont été théorisées et enseignées dans des écoles de journalisme à l’époque de l’URSS et reviennent au goût du jour. » Julien Nocetti n’hésite pas à parler de « guerre informationnelle » menée par la Russie. « Le GRU [service de renseignement militaire de Russie] sous-traite ces activités de guerre informationnelle à des acteurs privés, à Saint-Pétersbourg, Moscou ou ailleurs », révèle le chercheur de l’Ifri. Ce sont des « usines à trolls » : des entreprises du web où des équipes de jeunes community managers sont rémunérées pour fabriquer en toute légalité des posts (messages) de propagande à la chaîne. À cela s’ajoutent les cyberattaques visant les systèmes informatiques, comme dans le cas des MacronLeaks*. « Nous ne sommes pas revenus à la guerre froide, mais la volonté est bien d’affaiblir l’Union européenne ; aussi les dirigeants occidentaux ont-ils raison de placer Vladimir Poutine devant ses responsabilités comme l’ont fait Angela Merkel et, plus récemment, Emmanuel Macron », conclut Cécile Vaissié. * Nom donné au piratage informatique des e-mails du mouvement En Marche ! pendant la campagne électorale. |
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