[Dossier 3/3] Quand la riposte aux fakes news s’organise

Publié le 13/07/2017

La victoire surprise de Donald Trump a fait l’effet d’un électrochoc. Pour la première fois, la diffusion massive de fake news par des activistes semble avoir pesé sur le résultat d’une élection présidentielle. Le monde entier a pris conscience qu’il y avait un vrai danger à laisser se développer cette culture du mensonge sur la Toile et les réseaux sociaux. En première ligne, la presse traditionnelle fait front, tandis que les géants du web commencent timidement à réagir.

Faut-il commenter une rumeur, au risque de la faire vivre et l’amplifier ? Pendant des décennies, la presse française, du moins la presse qualifiée de sérieuse, a eu tendance à répondre par la négative. Pourquoi consacrer de la place à une information bidon et dépenser de l’énergie à prouver aux lecteurs par A + B qu’il ne s’agit que de ragots, d’une boule puante lancée de manière anonyme pour offenser quelqu’un ou promouvoir des idées peu défendables. « Avant l’apparition d’internet et des réseaux sociaux, la presse avait le monopole de l’information, analyse le journaliste du Monde Samuel Laurent. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas faire comme si tout ce qui est écrit en dehors des journaux proprement dit n’existait pas. »

À la tête des « Décodeurs » du quotidien Le Monde, ce journaliste, avec d’autres collègues de la profession, tente d’organiser une riposte avec les moyens du bord. « Nous sommes confrontés à des groupuscules de plus en plus organisés qui utilisent le mensonge à grande échelle pour diffuser leurs idées. Cette stratégie n’est pas nouvelle ; ce qui est nouveau, en revanche, c’est que les personnes semblent davantage y croire ou veulent davantage y croire, analyse-t-il. Quand nous apportons la preuve incontestable d’un mensonge, beaucoup d’internautes finissent par nous dire : ce n’est pas grave, cela aurait pu être vrai. » Personne n’a rencontré le petit garçon à qui on aurait volé son pain au chocolat pendant le ramadan ; personne n’a retrouvé la « véritable » voiture des assassins de Charlie Hebdo et personne n’a rencontré les passagers de l’avion qui ne s’est pourtant pas écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001, mais peu importe, les articles y faisant référence ont été diffusés massivement à travers les réseaux sociaux.

Pour aider les internautes à séparer le bon grain de l’ivraie, Le Monde a développé un outil baptisé Décodex. Ce site est une base de données qui signale les sites internet dont l’information est souvent peu fiable (orange) ou totalement fausse (rouge). Environ 400 sites sont ainsi signalés.

 Les auteurs de ces mensonges grossiers, de ces tentatives de manipulation, surfent sur la crise de confiance de la société envers ses corps intermédiaires et sur le discrédit des journalistes et des experts. Une information relevée sur un site de presse reconnu n’est pas considérée comme plus crédible que celle issue d’un blog obscur qui va alimenter une énième théorie du complot. « L’enjeu aujourd’hui, c’est de reconquérir la confiance des lecteurs, insiste Samuel Laurent. La plupart des journalistes agissent de manière professionnelle en fonction du temps et des moyens dont ils disposent. Ils vérifient l’information et sont responsables de ce qu’ils écrivent. Bien sûr, la presse n’est pas exempte de toute critique, mais le procès qui lui est fait en permanence, même par le monde politique dit modéré, est démesuré. On se trompe d’adversaire. »

 

Corbeau-dossierFacebook, Twitter… une position ambiguë

Heureusement, il semblerait qu’il y ait une prise de conscience du problème posé par cette montée de l’obscurantisme sur internet. Du côté de la presse, des projets comme le Décodex ont vu le jour afin d’aider les internautes à faire la part des choses entre les sites d’information fiables et ceux qui sont connus pour relayer de fausses informations. Sous la pression d’une partie de l’opinion publique, les géants d’internet – Facebook, Google, Twitter et compagnie – commencent aussi à s’emparer du sujet. D’abord aux États-Unis et aujourd’hui en France, ces entreprises financent des projets de lutte contre les fake news auxquels elles associent les médias. Facebook vient ainsi d’annoncer un partenariat avec huit rédactions dont Le Monde, l’Agence France Presse, BFMTV, France Télévisions ou bien encore L’Express. L’idée est de réduire la circulation sur le réseau social des informations signalées comme problématiques par les journalistes. Google finance de son côté CrossCheck, un outil qui permet aux journalistes de plusieurs rédactions de collaborer pour mener à bien des vérifications de faits. La Fondation Mozilla, qui promeut la neutralité, l’ouverture et l’accessibilité du Net libre (lire l’interview ci-dessous), se mobilise de son côté en finançant des programmes destinés aux journalistes ainsi que des programmes éducatifs en direction du jeune public ; tandis que le fondateur d’eBay, Pierre Morad Omidyar, a annoncé en avril dernier qu’il s’engageait dans la lutte contre les fake news en y consacrant 100 millions de dollars en trois ans, notamment pour soutenir le journalisme d’investigation.

 Accusées de passivité, les plateformes multiplient ces derniers mois les annonces pour montrer qu’elles s’engagent résolument à lutter contre la désinformation. Leur position est ambiguë. De par la loi, elles ne sont pas considérées comme des éditeurs de contenus, donc elles ne sont pas responsables a priori des messages qu’elles diffusent. En revanche, à partir du moment où elles ont été averties de la présence d’un propos illégal sur leur site, elles ont l’obligation d’intervenir. Et c’est bien ce dernier point qui pose problème.

Toute personne qui retweetlike ou post une information erronée, un propos raciste ou diffamant engage sa responsabilité. Les propos postés sur Facebook ou Twitter n’ont rien de privé. Et une insulte proférée à l’encontre de quelqu’un ou d’une organisation (un syndicat concurrent, par exemple) à la suite d’un différend quelconque peut refaire surface après plusieurs années.

 Vu le nombre de propos racistes, discriminatoires ou offensants qui circulent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, preuve est faite qu’elles ne prennent pas le problème à bras-le-corps. Avec un modèle économique fondé sur le partage, on comprend bien que ces entreprises ne soient pas vraiment enclines à s’attaquer trop durement au phénomène, d’autant que cela nécessite d’embaucher un nombre considérable de personnes car il est impossible d’automatiser cette surveillance a posteriori.

 « Le fait même d’utiliser l’expression fake news montre que le sujet n’est pas vraiment pris au sérieux, note Jean-Baptiste Soufron, avocat chez FWPA et ancien secrétaire général du Conseil national du numérique. C’est une manière de tourner autour du pot, de relativiser le problème. Pourquoi ne pas parler de mensonge, de diffamation ou d’injure ? » Pour cet expert en droit du numérique, aborder le phénomène des fake news par le simple prisme de la vérité n’a guère de sens.

La question est de déterminer si les propos incriminés portent préjudice à quelqu’un, à une entreprise ou à un État. Si la réponse est positive, il ne faut pas hésiter à porter l’affaire en justice. « Nous disposons en France d’un arsenal juridique qui permet aux citoyens ou aux entreprises de se défendre, mais nous avons encore trop tendance à accepter sur internet des propos que nous n’accepterions pas dans la vie, assure-t-il. Les mentalités vont certainement évoluer. N’oublions pas que c’est un phénomène qui date d’une dizaine d’années à peine. Il n’est pas anormal qu’une forme de régulation prenne du temps à se mettre en place. »

Une blague sexiste répétée plusieurs fois ou par plusieurs personnes peut vite devenir du harcèlement. À l’inverse, si vous vous sentez harcelé, calomnié ou insulté sur les réseaux sociaux, il est possible de porter plainte. Il est également possible de signaler à Facebook, Twitter ou YouTube un propos qui vous paraît illégal. Si la plateforme ne réagit pas, un courrier recommandé ou une mise en demeure est souvent efficace. Preuve qu’il n’y a pas de fatalité, une étude de la Commission européenne réalisée en avril dernier montre que la lutte contre la diffusion en ligne de contenus haineux commence à produire des effets. Facebook, Twitter et YouTube auraient retiré 60% des contenus qui leur ont été signalés, soit le double de la précédente enquête menée en novembre 2016. L’adoption par certains pays européens d’une législation plus contraignante pour les plateformes pousse également Bruxelles à se pencher sur le sujet afin de porter une position commune à l’échelle du continent.

« Depuis les années  90, les pays ont été plutôt permissifs avec les grandes entreprises du Net car il ne fallait pas brider le développement du réseau, analyse Jean-Baptiste Soufron. À présent, presque tous les citoyens sont connectés et sont donc potentiellement concernés par certaines pratiques illégales. L’heure est à la recherche d’un nouvel équilibre entre la liberté d’expression et la protection de tout un chacun. » 

jcitron@cfdt.fr

© Illustrations Nini La Caille

 

     

 

KBorcher NLCailleKatharina Borchert

“Nous devons maintenir un internet sain”

Directrice de l’innovation chez Mozilla Foundation*

 

Pourquoi Mozilla s’intéresse au phénomène des fake news ?

 Mozilla promeut un internet libre et accessible à tous, conçu pour enrichir et améliorer la vie des gens – en matière d’éducation, de santé, de commerce et plus encore. Or la désinformation menace la bonne marche de cet internet. Le phénomène existe depuis très longtemps, mais depuis quelques années on constate qu’il prend davantage d’ampleur, que les techniques utilisées sont plus sophistiquées, plus pertinentes, plus ciblées. Les technologies conçues pour favoriser un dialogue éclairé entre le public sur les sites d’information, par exemple, sont souvent reprises et utilisées pour répandre les fausses informations et pour éteindre les voix dissidentes. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut que les médias et les grandes entreprises d’internet travaillent avec les politiques et les universitaires afin d’affronter le problème.

 

En quoi les fake news menacent-elles la santé d’internet ?

 La confusion créée par la désinformation entraîne une défiance envers l’internet libre comme source d’information crédible. Elle porte atteinte à l’efficacité d’internet comme moteur de nos sociétés et de nos économies. Le problème est encore plus grand dans les pays en développement où des millions de nouveaux internautes n’ont pas forcément la culture de l’information ou le bagage nécessaire pour décrypter les stratégies de désinformation. Or si les gens perdent confiance en internet comme moteur de l’autonomisation, ils ne se mobiliseront pas pour protéger le réseau si nécessaire.

Comment combattre ce phénomène ?

 Une chose est claire : les progrès ne surviendront que par le travail collaboratif et l’expérimentation. Il n’y a pas une recette unique. Cette année, nous allons nous pencher sur les incitations économiques ou sociales qui favorisent le développement des fake news et voir comment on pourrait intervenir techniquement, notamment avec notre navigateur Firefox. Nous soutiendrons également de nouvelles formes d’écriture journalistique. Notre objectif est de créer un mouvement autour de ce problème, de travailler en partenariat afin de favoriser toutes les initiatives, notamment dans le domaine de l’éducation aux médias.

 

N’est-il pas paradoxal pour un défenseur des logiciels libres de lutter contre une forme de liberté d’expression ?

 Notre priorité est de maintenir un internet sain, ouvert et accessible à tous. Le développement, la gestion et la promotion des logiciels gratuits et en open source font partie de nos axes de travail. Cela ne signifie pas que nous soyons opposés à toute forme de régulation. La désinformation est un problème parce qu’elle menace de polluer la plus grande ressource publique partagée au monde. Si nous ne corrigeons pas cela, cela rendra internet plus dangereux. Il deviendra de plus en plus difficile de s’y forger ses propres opinions, en se fondant sur des preuves irréfutables.

 

Que pensez-vous de l’attitude de Google, Facebook, Twitter, etc. Leurs réactions au phénomène sont-elles à la hauteur des enjeux ?

 Je pense qu’il est formidable que ces autres grandes entreprises d’internet aient pris conscience qu’elles devaient s’attaquer au phénomène. Elles ne sont pas à la source du problème mais se retrouvent, de fait, au cœur d’un dilemme : elles sont le médium qui permet aux fake news de se diffuser. Elles doivent donc prendre leur part de responsabilité dans cette lutte. Nous n’en sommes qu’au début. 

 

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr (traduit de l’anglais)

*Fondation à but non lucratif qui défend un internet ouvert et accessible à tous, Mozilla gère le développement et l’implantation d’une série de logiciels libres, notamment le navigateur Firefox.