[Dossier 2/3] Harcèlement sexuel au travail : La peur au ventre
Ces femmes ont été victimes ou témoins d’agression ou de situations de harcèlement sexuel. Toutes en ont conçu un profond dégoût et la volonté de se battre. Témoignages.

Félicité*, adjointe administrative dans un service social départemental
Une ambiance “familiale”
« C’est difficile de faire comprendre l’impact de ces violences », soupire Félicité. De 2003 à 2006, ajointe administrative aux ressources humaines, la jeune femme enchaîne les CDD dans un service social départemental qui compte 250 agents.
Le directeur, un ancien éducateur proche de la retraite, s’est bâti au fil de ses nombreuses liaisons parmi le personnel féminin une réputation de « coureur ». « L’ambiance était assez familiale, le directeur aimait poser des questions sur la vie privée des uns et des autres. Je mettais cela sur le compte de son paternalisme. » À la veille des congés de Noël, le directeur l’invite à déjeuner au restaurant au prétexte de « se faire pardonner, car il n’a qu’un temps partiel à lui proposer pour la suite ». D’abord réticente, Félicité finit par accepter l’invitation.
Pendant le repas, la conversation ne laisse aucun doute : le directeur lui propose une « relation plus intime et régulière ». « J’étais abasourdie et incapable de répondre, ni par oui ni par non. Je me demandais si ce que j’étais en train de vivre était réel », se remémore Félicité, qui rentre alors chez elle « l’angoisse au ventre ».
Le directeur n’en reste pas là. Il l’appelle sur son portable pendant les congés, elle lui répond avec froideur. Fragilisée par des difficultés personnelles – Félicité est maman d’un jeune enfant et se sépare de son conjoint –, elle ne peut envisager de perdre son emploi et se sent piégée. Mais à son retour de congés, elle s’arme de courage et demande à rencontrer le directeur. Elle lui dit, tremblante, qu’« il ne se passera jamais rien entre [lui] et [elle] ni aujourd’hui ni demain ».
Dans les années qui suivent, à chaque renouvellement de CDD, la même appréhension la gagne. « Les journées qui précédaient l’entretien étaient des journées d’angoisse, j’avais peur qu’il se mette en colère ou qu’il me pose des questions trop intimes. » Son cauchemar ne prendra fin qu’en 2006, une fois le directeur parti à la retraite. Après une dépression et une thérapie qui a permis d’atténuer le traumatisme, Félicité a pu reprendre le fil de sa carrière et être titularisée ; son nouveau directeur a trouvé étrange qu’elle n’ait pas connu une meilleure progression pendant ces trois années. Près de dix ans ont passé, elle s’épanouit pleinement dans son métier, qu’elle exerce toujours dans le même centre départemental, et a pris des responsabilités syndicales à la CFDT.
“J'ai passé des mois à avoir des flashs et à faire des cauchemars.”
Chloé*, standardiste de nuit à l’hôpital
Une nuit de juin
Le rôle soutien du syndicat Antoinette*, secrétaire de la section CFDT, a soutenu Chloé* dès le début, convoquant une réunion extraordinaire du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) dès le lendemain de l’agression. Elle l’a aidée à constituer son dossier, aujourd’hui traité par une avocate dont les frais sont pris en charge par l’hôpital. En enquêtant au bloc opératoire, elle apprend que le médecin, réputé « très tactile », avait déjà eu des comportements déplacés avec d’autres femmes lors de ses remplacements, dès 2005. Les témoignages écrits sont difficiles à obtenir. « Pour une femme qui parle, combien se taisent ? », s’interroge la syndicaliste, dénonçant un « droit de cuissage » survivant à l’hôpital et la loi du silence observée par les médecins pour protéger leurs confrères. |
Un hôpital dans l’ouest de la France. Standardiste de nuit, Chloé, 44 ans, se souvient avec précision de l’agression subie en juin 2016. « C’était un médecin anesthésiste remplaçant. On le connaissait, on savait qu’il avait la main baladeuse, on se méfiait. Cette nuit-là, je tenais le standard situé dans un local isolé. Le médecin est entré pour prendre les clés de son logement de fonction. Il revenait d’un dîner en ville visiblement bien arrosé. Il m’a proposé des choses à manger qu’il avait rapportées dans un sac. J’ai refusé poliment. Il a insisté et a commencé à me faire des compliments : “Vous êtes tellement jolie”, “Vous sentez bon”, puis il s’est assis à côté de moi et m’a caressé le bras. J’étais tétanisée. J’essayais de décaler mon siège progressivement vers le fond de la pièce mais il m’a bloquée. Il a réussi à m’embrasser sur la bouche. Je me suis levée pour faire diversion, je suis allée dans la pièce d’à côté. Il m’a suivie, a éteint la lumière et m’a coincée : “On est tout seuls, il n’y a pas de souci, personne ne peut nous voir”, puis : “Les femmes ne me refusent rien.” J’étais terrorisée, j’ai pensé que je n’allais jamais m’en sortir. Une alarme a sonné à ce moment-là. C’est celle qui indique que le stock d’oxygène doit être renouvelé, elle n’a pas de caractère d’urgence absolue, mais j’ai sauté sur l’occasion pour appeler le veilleur de nuit.
Le lendemain matin, la direction de l’hôpital avait mis fin au contrat du médecin et prié celui-ci de faire ses valises. La DRH m’a accompagnée chez les gendarmes, j’ai pu être entendue par une femme ; de toute façon, j’aurais été incapable de parler à un homme. Quand la gendarme m’a dit que j’avais été victime d’une agression sexuelle, je lui ai répondu : “Mais je n’ai pas été violée !” et je me suis mise à pleurer.
J’ai passé des mois à avoir des flashs et à faire des cauchemars. Je voyais le médecin anesthésier et violer des femmes à la chaîne. J’ai été arrêtée longtemps, j’ai suivi une thérapie puis j’ai repris mon travail. Le standard a été déménagé, un système d’alarme installé. À ma reprise, mes collègues ont été formidables. Mais je ne suis plus tout à fait moi-même, je suis devenue méfiante, je ne me sens pas en sécurité. J’ai porté plainte au Conseil de l’Ordre et au pénal. Cela va prendre du temps mais j’irai jusqu’au bout, pour moi et pour les autres. »
“Le chef d’équipe était des leurs, il était secrétaire du CHSCT ”
Mathilde*, médiatrice pour un bailleur social
Chantage à l’embauche
Mathilde a 27 ans et c’est son premier vrai job. Médiatrice pour un bailleur social en région parisienne, elle devient également déléguée du personnel. Au bout de plusieurs mois, elle découvre les pratiques d’un chef d’équipe du secteur nettoyage, qui recrute des femmes de ménage en intérim et leur fait miroiter un CDI en échange de faveurs sexuelles. « J’étais horrifiée. Les femmes ne voulaient pas témoigner. J’étais très mal à l’idée de ne pas pouvoir les aider. Je m’en suis beaucoup voulu, car je n’avais rien vu, alors que tout le monde était au courant, y compris mes collègues représentants du personnel. J’étais la seule femme parmi les élus, tous des hommes qui se connaissaient depuis longtemps. Ils relativisaient la situation et me rétorquaient que ces salariées étaient consentantes. Le chef d’équipe était des leurs, il était secrétaire du CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail], je n’avais donc aucune possibilité de recours de ce côté-là. J’ai moi-même subi une forme de harcèlement sexuel du fait de cet environnement, mais je n’en étais pas vraiment consciente. » Mathilde alerte la direction sur la situation des femmes de ménage, mais la DRH lui répond que rien n’est possible sans le témoignage des victimes. Une enquête est quand même ouverte, et le chef d’équipe finit par démissionner. La jeune femme, très affectée par ce climat malsain et le sentiment d’impuissance qu’elle a éprouvé, part dans le cadre d’une rupture conventionnelle après un an d’arrêt de travail pour dépression.
Il lui a fallu deux ans pour retrouver confiance et motivation ; aujourd’hui, Mathilde ne veut plus entendre parler de son ancien secteur professionnel. Elle s’est reconstruite, s’est beaucoup investie dans l’aide à l’intégration des migrants et elle recherche un emploi en lien avec l’international.
* Les prénoms ont été changés.